Un article genant
Jean RODHAIN, « Un article gênant », Messages du Secours Catholique, n° 30, avril 1953, p. 1.
Un article gênant...
Nos lecteurs écrivent. Ils réagissent ‑ pour et contre ‑ à propos de certains articles. Tant mieux ! Cela prouve qu'ils participent au travail commun. Vos réactions nous aident. Merci.
Beaucoup vont réagir cette fois‑ci en lisant dans ce numéro l'article « Je reviens de Chine ». Déjà en regardant les épreuves, Sidoine[1] grommelait qu'un texte pareil était inopportun (puisque la radio a dit que tout s'arrangeait) et même qu'il était exagéré, et enfin, avec une grimace à la Sidoine, qu'il était « gênant ».
Que tout s'arrange à l'Est, nous le souhaitons tous. Que tout soit changé... voire. On change un communiqué de presse en trois coups de plume. On ne change pas l'éducation d'un peuple en moins d'une génération. Et l'article du R.P. Guettier traite justement de la profonde empreinte donnée à des peuples par le communisme.
Cet article est‑il exagéré ? Je concède que dans cent ans le philosophe ou l'historien emploieront pour parler de la Chine de 1953 des formules plus nuancées et donneront des synthèses moins simplifiées.
Mais j'insère cet article, et j'y tiens, car il est écrit par un témoin. L'auteur a passé toute sa vie en Chine. Il est parti là‑bas pour les Chinois. Il a travaillé pour eux jusqu'au jour de sa prison et de son expulsion. Il arrive de Chine. Il connaît donc la question mieux que nous tous.
Les martyrs qui sortaient vivants des arènes romaines n'avaient pas sur les lèvres des maximes de La Rochefoucauld. Et dans la prison Mamertine, entre deux tortures au plomb fondu, ils ne rédigeaient pas des discours de réception à l'Académie Française. Leur retour dans la communauté chrétienne était marqué de mots brefs, d'impressions vives, de jugements simples et certainement de quelques paroles vigoureuses. Mais que ne donnerait‑on pas pour avoir aujourd'hui enregistrés sur disques de pareils témoignages des martyrs du second siècle ? Est‑ce une raison pour faire les difficiles vis‑à‑vis des martyrs du XXème ? Pourquoi ne pas les écouter tels qu'ils sont, et tels qu'ils parlent ?
* * *
Car nous avons besoin de les écouter. Les historiens de l'an 3000 classant les persécutions par ordre d'importance d'après le chiffre des martyrs et des chrétiens condamnés aux prisons écriront que la grande persécution fut celle de 1950 en Asie, avec ensuite au second rang celles de Dioclétien et de Néron.
Les historiens de l'an 3000 ajouteront qu'à l'époque de Néron et de Dioclétien « l'Eglise entière était en prières » pour ses frères captifs parce qu'alors chaque chrétien se tenait au courant des souffrances de ses frères. Ces historiens s'étonneront qu'en 1953, époque de la radio‑qui‑sait‑tout et de la télévision intercontinentale, en France chaque paroisse ait pu continuer son train‑train, chacun des 840 divers bulletins nationaux d'œuvres ait pu déverser ses consignes, sans qu'un cri d'alarme ne vienne pas bousculer chaque soir, en leur Jardin des Olives, les dormeurs de la Passion continuée...
* * *
Et en quoi le Secours a‑t‑il à s'intéresser à ceci ? S'agit‑il d'expédier des colis au‑delà du rideau de fer ?
La question n'est pas là. Le communisme qui a submergé l'Extrême‑Orient, et qui nous submergera tous si nous restons endormis, ne peut pas s'infiltrer dans une communauté où la charité réelle a déjà dépassé de beaucoup ses propres objectifs.
« L'abolition des classes, la libération des peuples opprimés entretiennent, au départ, une ferveur quasi‑mystique. Mais quand la société sans classe a été réalisée, le matérialisme n'offre plus d'autre idéal que celui d'une création matérielle en commun. Le communisme tourne « alors toutes ses forces à l'industrialisation du pays, son seul objectif, sa seule loi » [2].
La Charité véritable abolit non pas les classes, mais les barrières. Elle libère l'opprimé. Elle fait entrevoir dans le pays, à travers le frère, Celui en qui je reconnais le Créateur du pays ainsi que du monde, et le Rédempteur du frère.
Cette lumière dépasse toutes les perspectives humaines.
Cette charité est plus révolutionnaire que toutes les révolutions. Le lointain grondement des persécutions devrait réveiller en nous une charité de cette taille‑là...
Jean RODHAIN