Misères vues de Rome
Jean RODHAIN, « Misères vues de Rome », Messages du Secours Catholique, n° 66, mars 1957, p. 1.
Misères vues de Rome
POUR préparer l'Assemblée générale des 47 Secours Catholiques Nationaux qui siègera au début d'octobre prochain, un Comité Exécutif International vient de se tenir à Rome.
Encore un Comité de plus. Encore le même scénario avec écouteurs, traduction simultanée, interprètes, propositions, votes, commission. Seulement, on a beau être saturé de ces congrès trop nombreux, blasé par ces rites pseudo-démocratiques lorsque les cartes mises sur table sont les cartes de la misère mondiale, cette table finit par vous réveiller, et vous chavirer jusqu'au vertige.
L'Assemblée d'octobre sera consacrée.à l'Afrique : quels sont les besoins des Secours Catholiques Africains ? Unanimité des rapporteurs sur ce point : ce continent africain brûle actuellement les étapes. Les sages perspicaces de 1945 prévoyaient une évolution religieuse, sociologique, nationaliste de toute l'Afrique se développant au cours de ce siècle. Leurs perspectives se révèlent justes : une civilisation va naître sur des débris et sur des remous. Les nationalismes prennent corps. L'Islam se propage. Le communisme s'implante. L'industrialisation se généralise. Mais le calcul des temps est faux. Ce n'est pas en un siècle que ces événements vont s'amplifier. Ils s'accélèrent à une vitesse imprévue. C'est une question de quelques années. Ce continent va franchir une étape de mille ans en une seule génération. Et ce continent, après demain, demandera des comptes aux vieilles chrétientés. Elles leur ont donné des missionnaires. Mais pour des misères effroyables, pour une famine généralisée, nos chrétientés d'Europe ont-elles fait un effort suffisant ? Certainement non. Voilà pour chaque Secours Catholique National un terrible examen de conscience aujourd'hui, et un programme demain.
Sur cette même table, chaque spécialiste national dépose son dossier des réfugiés hongrois. Tous ces dossiers concordent : ces réfugiés sont dans l'ensemble instables. Dans les camps d'accueil, la discipline n'est pas supportée. Dans les usines, des réfugiés s'insurgent contre toute autorité. Ces réfugiés, qui ont parfois risqué la mort à Budapest comme à la frontière, ont horreur du Russe occupant leur pays, mais leurs propres raisonnements sont marxistes, leurs réactions sont quasi anarchistes. Il y a déjà intoxication. Si demain le rideau de fer était providentiellement levé, serait-ce un arc-en-ciel de liberté, ou bien la découverte de peuples entiers déjà contaminés ?
Ainsi chaque misère étudiée étale sur cette pauvre table romaine une plaie vive de l'humanité. Nous sommes très loin des étincelants Champs-Élysées et de nos douces vallées de la Loire.
Voici cependant deux étoiles dans cette nuit du monde ·.
Primo. - Autour de ces tables, chaque pays délègue son spécialiste ès charité. C'est une sorte de technicien. Ainsi l'Américain se présente généralement sous l'aspect d'un géant bardé de statistiques minutieuses, souvent exactes, avec des dossiers somptueux par leurs dollars, leurs vitamines, leurs tonnages distribués. Mon voisin qui a l'esprit caustique les appelle « les Epiciers du Seigneur ». Mais parfois cette devanture nickelée s'entrouvre, et derrière ces carrosseries impeccables, on découvre tout à coup la fraîcheur inattendue d'une âme apostolique du premier siècle. Lisez, page 2, la conférence de Mgr Swanstrom, secrétaire général du gigantesque Secours Catholique Américain (N.C.W.C.), et reconnaissez dans son texte une lueur qui est autre que technique..
Secundo. - Revenant de Rome et de ces Comités vertigineux, voici à Paris l'humble courrier quotidien: Chaque jour dix fois, vingt fois la lettre, la carte de pauvres gens : ils ont découvert qu'aux Indes, qu'en Afrique, il y a encore plus pauvres qu'eux. Ils envoient un mandat, ou des timbres, ou un très pauvre bijou. Ils veulent à tout prix partager. Et on retrouve un autre vertige : celui d'être choisi pour facteur par tous ces humbles qui valent bien mieux que nous, qui ne sommes que des spécialistes, de pauvres techniciens...
Mgr Jean RODHAIN.