Paradoxale Bernadette
Jean RODHAIN, « Paradoxale Bernadette », La Croix, 24 janvier 1958.
Paradoxale Bernadette
Le ministre a fait une déclaration, tous les préfets de la région se sont réunis. Pourquoi cette réunion ? A quel propos cette déclaration ? A propos d'un centenaire, et en vue de favoriser l'affluence des millions de visiteurs accourant à ce centenaire.
Le centenaire de qui ? Le centenaire de cette enfant Soubirous contre qui justement il y a cent ans, jour pour jour, sous-préfet et ministre échangeaient notes et objurgations pour qu'elle se fasse oublier : Bernadette n'est plus là, mais l'administration la moins cléricale du monde s'ingénie à la célébrer dignement.
Le haut-commissaire du Tourisme a déclaré je ne sais plus quoi, et un important fonctionnaire des Finances a donné un interview en d'autres termes, et les pontifes de l'hôtellerie et du commerce extérieur ont confirmé : il s'agit d'une même question : le nombre considérable de milliards, en devises, que va procurer, en 1958, à la France, non pas encore le pétrole du Sahara, mais une source plus inattendue : cette fillette qui ramassait les vieux os et les branches mortes dans la prairie de Massabielle, en 1858.
En 1958, les pèlerins à dollars vont, paraît-il, tenir entre leurs mains l'équilibre de notre monnaie, parce qu'ils viendront cet été visiter dans Lourdes cette chaumière où, il y a cent ans, un pèlerin ayant remis à cette Bernadette une bourse, celle-ci l'avait rejetée : « Vous me brûlez ; l'argent, c'est du feu. » Cette Bernadette qui, dans ses dernières heures, au couvent de Nevers, lorsqu'on lui demandait un dernier message pour ses compatriotes lourdais, répondait : « Dites-leur de ne pas s'enrichir... »
Le jour de l'Annonciation, 25 mars, on ouvrira solennellement la basilique souterraine. Ce sera le monument le plus gigantesque de France. Son ossature merveilleuse procurera à 20.000 personnes un abri. Un abri à deux pas de l'abri où Bernadette rentra le 25 mars, il y a cent ans, comme après chacune des dix-huit Apparitions de Notre-Dame.
L'abri de Bernadette était l'unique pièce humide et étroite où elle vivait avec son père, sa mère et leurs trois autres enfants. La famille Soubirous était, vous le savez, n'est-ce pas, la famille la plus mal logée de Lourdes.
Un mois avant le Centenaire, on se cogne dans Lourdes à tous les reporters avec appareils et caméras. Ils préparent pour leurs magazines les numéros spéciaux du Centenaire : plus de 300 journalistes du monde entier on retenu leurs chambres pour le 11 février. Les télétypes de l'univers sont prêts. Et chaque éditeur sort un volume nouveau sur Lourdes. Cela va faire des pages et des pages, et des kilomètres de lignes et de mots pour cette Bernadette qui ne savait ni lire ni écrire, et qui même, six ans après les Apparitions, au noviciat de Nevers, alors qu'on lui donnait un devoir de grammaire, répondait devant toutes avec son honnêteté de bergère : "Ma chère Sœur, mais vous savez bien que je ne sais pas faire un verbe".
Paradoxale Bernadette qui retourne à l'envers tous nos comptes et nos dimensions et nos calculs.
Elle ne revint jamais à Lourdes. Et lorsque dans sa solitude de Nevers, un visiteur Iui décrivait les grandes solennités des première processions, elle n'avait qu'une réponse « J'ai vu plus beau. »
Sainte Bernadette, à ceux qui viendront à Lourdes en 1958, et à ceux qui n'y viendront pas, veuillez apprendre à regarder ce Centenaire du même regard que le vôtre.
Mgr Jean RHODAIN