Jean RODHAIN, « Le scribe du Palatin », La Croix, 16 décembre 1959.[1]
 

Le scribe du Palatin

Je guidais dans Rome, en cette nuit de Noël, un groupe de pèlerins.

Ils avaient commencé par une courte veillée au Colisée et chacun sait qu'au grand jour ce Colisée n'est qu'une ruine, tandis que le soir tombé, ce cirque de pierre devient une cuve mystérieuse, silencieuse et parlante, où chacun est saisi par le langage de ces ombres dont on le croit peuplé.

Nous sortions donc de ce Colisée et pour gagner la messe de minuit à Saint-Pierre je guidais mes gens par mon chemin préféré : cette ruelle sans maisons, encore pavée à l'antique, et qui court rejoindre la Via Sacra au pied du Capitole. A droite le tapage des vespas sur l'avenue moderne et à gauche le silence du Forum illuminé comme seuls les Romains savent disposer leurs clartés.

Dans tous les groupes de Français il y a toujours le monsieur fort en lectures historiques qui sert son anecdote tous les 300 mètres. Ici il se taisait.

Seul un enfant de treize ans, et en ce temps-là encore jeune, nous pose tout à-coup "naïvement" trois questions : Primo : "Cette ruine à notre gauche, sur cette terrasse de verdure, c'est bien le Palatin ? - Evidemment."

Secundo : "Ce Palatin, c'est bien le Palais des Empereurs romains du début de l'ère chrétienne ? - Exactement."

Tertio : "Alors, quand tout à l'heure, à l'Évangile de la messe de Noël, le Pape va chanter le texte de Saint Luc : "En ce temps-là parut un édit de César Auguste, ordonnant le recensement de toute la terre… ", c'est donc ici même, à deux pas de nous, que cet édit a été signé par ce César ...?"

Personne ne répondit.

Chacun resta saisi.

Comment ? Ce voyage à Bethléem, cette naissance dans la crèche avaient été provoqués par une signature donnée ici même au Palatin ?

Comment ? Ce Forum, ce musée aérien que nous avions vingt fois exploré avec en mains les textes de Cicéron et de Tite Live, présentait avec la plus énorme de ses ruines : le Palatin, un rapport direct avec l'Incarnation ?

Marie et Joseph avaient été conduits de Nazareth à Bethléem par le recensement, le Seigneur Jésus était né dans une crèche en raison de ce texte légal signé ici. Le Palatin est donc une relique aussi importante, aussi directement liée à la Charité du Christ pour ce monde, que les pierres de Jérusalem et de Bethléem.

Nous n'avions jamais regardé ainsi les ruines du Palatin qu'en cette nuit de Noël.

Le scribe du Palatin qui achevait l'Edit de César Auguste ne savait pas que son texte copié par lui comme il avait déjà dans sa vie recopié banalement mille et mille édits, serait le texte de lumière qui fait en cette nuit de 1959 chaque famille regarder vers le Palatin et vers Bethléem.

Cette fileuse de Césarée ou de Capharnaüm n'a jamais su que son fil devint la trame de ces langes de la crèche.

Cet hôtelier, savait-il que le monde entier, pendant des siècles, lui en voudrait parce qu'étant de si méchante humeur après son lourd déjeuner, il avait trop vite fermé sa porte à ce ménage de réfugiés échoué en ce Bethléem ?

Personne ne sait jamais - dans ce monde où le Christ incarné continue de demeurer - si chaque objet n'est pas un reliquaire dont Il se sert.

La dactylo qui termine cette facture de lait condensé sait-elle que ces boites facturées par elle sauveront dans trois mois des centaines d'enfants nés loin de leur Nazareth, et réfugiés sur des crèches en plein sable du Sahara ?

L'épicière du coin - odieuse par ses cancannements - attend un enfant. Qui sait si ce ne sera pas le Pascal génial de l'an 2000 ou la Thérèse de l'Enfant Jésus de 1975 ?

Depuis que le Seigneur descendu des cieux est venu parmi nous s'incarner à Noël, et s'insérer dans tout, on n'est plus sûr de rien : chaque moment est un moment de son action.

Ce petit vieux patient devant le guichet de la Sécurité Sociale est peut-être aussi grand, en secret, que les bergers de la crèche. Ce type au volant de sa grande voiture qui m'agace par son air satisfait termine peut-être dans le secret de son cœur le même chemin que l'un des rois mages à la veille de s'agenouiller devant l'Enfant pauvre.

Et dans ce ministère neuf, comme dans le Palatin en ruine, dans ce bureau du cinquième, comme dans les pâturages de Bethléem, dès que se dissipent les fumées et les tapages de ce monde, est-ce que je ne vois pas dans l'aveuglante clarté de la Charité, ce doigt de Dieu, qui touche à tout en écrivant l'histoire quotidienne de la Rédemption.

Minuit moins le quart. La radio parle encore de la situation politique au Venezuela et de la faim dans les djebels. Est-ce que je la tourne pour prier dans le secret ou est-ce que je l'écoute pour garder le contact avec mes frères ?

Je la coupe. Décembre se termine. Et je regarde cette crèche car cet enfant que j'adore est un Maître pour apprendre, ensuite, à voir à la fois exactement et le scribe inconscient du Palatin Rose et ce Concile de Rome et ce million d'enfants sans Noël qui regardent vers nous, ce soir.

Mgr Jean RODHAIN