La quotidienne catastrophe
Jean RODHAIN, « La quotidienne catastrophe », Messages du Secours Catholique, n° 93, décembre 1959, p. 2.
La quotidienne catastrophe
- 315 morts cette nuit. Comptez combien cela fait d'agonies, et combien de deuils d'un coup pareil. 315 morts au total dans tous les hôpitaux de France. Accidents du travail ou d'auto, ou maladie, les causes sont diverses, certes, mais le total est terrible quand on fait l'addition de ceux conduits aux morgues des hôpitaux entre un seul crépuscule et une seule aurore. Et cela recommence chaque nuit.
- 417 maisons détruites cette nuit. Comptez combien cela fait de familles ruinées et de pauvres gens atterrés devant le bétail disparu et le pauvre linge de maison à remplacer. 417 maisons détruites par le feu, c'est le chiffre hebdomadaire des maisons et fermes brûlées à travers la France. La cigarette oubliée dans le foin, ou la foudre tombée, les causes sont variées, certes, mais quel coup au cœur lorsqu'on fait l'addition. Et cela recommence chaque semaine, exactement, avec seulement un chiffre un peu plus fort pendant les semaines d'hiver.
- 169 orphelins cette nuit. Ne comptons plus. N’osons pas compter combien cela fait de larmes et combien de séparations; et combien de vies, dès l'enfance, brisées parce que le foyer est vide. 169 enfants sans foyer, c'est le chiffre moyen pour chacun des jours de l'année, des enfants frappés par cette catastrophe des parents séparés. Divorce légal ou père enfui, le résultat est le même. Et pour I'enfant, ce résultat est parfois pire que de voir le père endormi pour toujours. L'image du père parti ailleurs, avec une autre que la mère, l'image de la maman entrevue un jour par mois, tandis qu'à chaque visite il ne sera question que des brisures du foyer rompu : comptez tous les dégâts dans le cœur et I’âme de cet enfant qu'une nuit de rupture vient de laisser si seul.
169 enfants chaque jour ainsi préparés au blouson de deuil parce que l'édifice de deux cœurs n'a pas tenu.
Ces morts de tous les jours et ces orphelins et ces fermes brûlées, nous ne les voyons plus parce que c'est quotidien. Le même chiffre totalisé en un seul point, cela fait Fréjus avec un coup au cœur pour chacun et le pays d'un même coup bouleversé et généreux. La soudaineté nous saisit, mais ce qui est prévu nous échappe. Une mort subite me glace, mais il me faut un effort pour comprendre que je serai moi-même à mon tour -implacablement - un mort subit. Car, ou je serai tué en avion, ou agonisant d'une bonne pneumonie dons mon lit, je ferai encore des projets d'avenir trois minutes avant le moment « subit » de l'échéance.
On s'indigne de la mort lorsqu'elle travaille en série, sans réfléchir que finalement ceux qu'elle cueillera un par un y passeront aussi, ainsi que celui qui s'indignait de ces méthodes mortuaires : depuis des milliers d'années, c'est une des choses que l'homme puisse prophétiser à coup sûr : la mort ne le ratera pas. Mais quand l'homme devient prophète, il veut aussi préciser le jour et l'heure. « Vous ne savez ni le jour ni l'heure »[1] a cependant averti Celui qui a dit : « Je viendrai comme un voleur »[2].
Un déluge d'ouragan balaie cent moissons et leurs trois cents habitants deviennent des « sans logis ». Ce coup m'ouvre les yeux sur leur cas. Mais aucun coup ne m'avait jamais secoué à propos des trois cents habitants de mon quartier qui sont « mon prochain », qui sont « mes frères mal logés ».
A ceux de la Côte d'Azur, j'enverrai dix couvertures, mais je m'aperçois qu’à ceux de ma rue avec ses mansardes sans feu et ses jeunes ménages dans des soupentes, je n'ai jamais rien donné, depuis vingt ans que je vis près d'eux ; je ne leur ai jamais procuré un seul mètre carré de terrain.
La boue n'est pas encore séchée autour de Fréjus endeuillée que déjà les jardiniers grattent le sol.
Comme des fourmis surgissant d'une fourmilière bouleversée, avec une patience de fourmis, recommençant leurs éternels cheminements, voici les hommes revenus à la culture sur une terre qui est presque un cimetière.
Tandis que sans bruit les sinistrés se sont infiltrés sans rien dire jusque dans ma rue où ils ont pris - imperceptiblement - leur rang parmi « mes frères mal logés ».
La catastrophe est quotidienne.
Notre charité sera-t-elle occasionnelle comme un torrent désordonné ? Ou bien quotidienne ?
Fréjus, 6 décembre 1959.
Mgr Jean RODHAIN