Où est le pauvre
Jean RODHAIN, « Où est le pauvre ? », Brochure de la Journée Nationale, 1958, p. 6.
Où est le pauvre
Charité vis-à-vis du pauvre : je vais un instant vous parler de la pauvreté regardée ici, à Lourdes.
Est-ce que je vais vous parler de Bernadette pauvre ?
De sa pauvre famille, sa famille de pauvre réputation.
De Bernadette pauvrement logée, la plus mal logée.
De Bernadette pauvrement nourrie.
De Bernadette ramassant les vieux os et le bois mort. Terminant sa vie au service des pauvres malades.
Que non pas.
A Lourdes, le personnage principal, ce n'est pas Bernadette, c'est Notre-Dame. Devant le spectacle de tant d'hommes autour d'une même Mère, posons-nous la question : où est le pauvre ?
Est pauvre, celui qui ne réunit pas les conditions normales de vie, précise la définition classique.
Et Notre-Dame, comment définit-elle le pauvre ? A ses yeux, parmi les créatures réunissant les conditions normales de vie prévues par le Créateur, il en existe deux : Adam et Eve avant la chute, et pas plus.
Après la chute, voici Adam, Eve et les autres, et tous les autres tombant dans ces conditions anormales de vie : la souffrance, le travail pénible, la maladie, la pente vers le péché, la mort. Quelle pauvreté !
Depuis Adam et Eve, des millions, des milliards d'êtres humains ont été condamnés par le péché originel à cette pauvre, pauvre vie humaine.
Dans ce cortège ininterrompu de ces pauvres hommes victimes du péché originel, il n'y a pas une seule halte dons le temps, il n'y a pas une seule exemption ni pour une race, ni pour une famille.
C'est la contamination totale.
A travers les siècles et les continents, y a-t-il eu des exceptions ? Oui. Une. Une seule.
Une créature, et une seule, surgit intacte et lumineuse de ce fleuve humain alourdi de sa boue douloureuse.
Une créature, et une seule, regarde le Créateur sans cet écran de cendres, et regarde les créatures sans baigner dans notre condition de pauvres éclaboussés.
Adam et Eve avant la chute, Notre-Dame après : les trois seules créatures aux conditions normales de vie. Toutes les autres sont toutes de pauvres créatures.
Aussi, quel regard chez Notre-Dame considérant la pauvreté de chacun de nous !
Cet homme, la science en progrès va prolonger sa vie de dix ans. Tant mieux. Et puis après ? Après : la mort. Echéance retardée, mais échéance inéluctable, rencontre avec la mort.
A cet instant aux yeux de Notre-Dame, c'est un pauvre homme.
Sainte Marie, priez pour nous à l'heure de notre mort.
Cet homme est riche. Il est nourri, bien nourri, et puis après ? L'heure viendra où, à côté de sa nourriture et de son confort, il n'aura plus d'appétit. La maladie le réduira à un déchet : pauvre homme.
Ce vieillard est entouré, et tout a été agencé pour l'aider. Allocations, lois sociales. Tant mieux. Et puis après ? L'heure viendra où ni médicaments, ni subventions, ni interventions, ni affection n'empêcheront de le laisser face à face, seul, en face du seul Juge : pauvre homme.
Cet homme adulte est logé, bien logé, il a réussi. Sa famille est cotée, respectée. Ses enfants sont vigoureux. Et voici parmi eux ce dévoyé inattendu, ce délinquant que rien, sauf le péché originel, ne pouvait prévoir. Ce père de famille, quel pauvre homme !
Et ce saint homme, respecté, vénéré, édifiant, rempli de grâces et de vertus, le voici qui constate - comme saint Paul - en lui, en lui-même, la tentation et la chute. Quel pauvre homme !
Sainte Marie, priez pour nous, pauvres pécheurs.
A un titre ou à un autre, nous sommes tous des pauvres pécheurs, et regardés comme tels par Notre-Dame, clairement, vraiment.
II n'y a pas de fraternité tant que je ne regarde pas mon frère comme Notre-Dame le regarde, avec ce regard discernant, en lui comme en moi, cette pauvreté.
Ce regard clair et aimant, vrai et patient, porte un nom : c'est la Charité. Ah ! le voilà lâché ce mot, source et seule source de toute fraternité. Qu'on ne vienne pas me le dire dévalué.
Charité. C'est le seul et mystérieux amour du Seigneur pour chacun, et de chacun pour son frère, aimé au nom du Seigneur.
Charité : le mot que je ne cacherai pas. Quand on fait des concessions sur les mots, on finit par en faire sur les Idées.
Il a été mal employé ? Et puis après ? Rétablissez-le dans son vrai sens.
On est agacé par certains qui disent pratiquer la Charité ? Non, répondez que c'est la charité qui pratique le chrétien, qui l'agit, qui l'anime. C'est l'inverse.
On dit qu'il exerce la charité. Non, c'est la charité qui l'exerce.
Charité n'est pas le résultat d'un labeur humain. C'est un travail de Dieu dans l'âme qui consent - à tout prix - à s'y livrer.
La Fraternité indispensable n'en est que le résultat.
Nous savons tous l'histoire du Bon Samaritain.
En ce temps-là, un homme à demi mort attendait entre Jérusalem et Jéricho le geste d'un Samaritain.
Aujourd'hui, cent millions d'hommes, à demi vêtus, à demi dépouillés, entre Calcutta et Hong-Kong, entre Bogota et Valparaiso, attendent si les gestes des chrétiens seront des gestes de Samaritains.
Se livrer à ses frères par Charité pour le Seigneur.
La Fraternité, l'indispensable Fraternité n'en est que le résultat.
Que Notre-Dame, qui, à Lourdes, depuis cent ans, regarde les corps et les âmes avec ce regard qui réalise notre pauvreté à tous, avec ce regard de clairvoyante et maternelle pitié, nous donne cette véritable Charité. Alors, nous emporterons de cette journée une fraternité « faite de tant d'hommes de toutes conditions sociales, unis, comme des fils, autour d'une même Mère ».
Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs. Amen.
Extrait de Conférence au Pèlerinage du Monde ouvrier, en la basilique Pie X, à Lourdes, le 17 août 1958, par Mgr Rodhain.