« Tu téléphoneras à tous »
Jean RODHAIN, « Tu téléphoneras à tous… », Messages du Secours Catholique, n° 90, juillet-août 1959, p. 1.
« Tu téléphoneras à tous »
J’ai dans mon bureau, arrivé de la veille à Orly, un des principaux responsables du Secours Catholique de Madagascar.
Il fait son rapport.
Il me décrit avec précision l'étendue des dégâts, Ie volume des secours fournis, les dimensions des besoins actuels. Tout est chiffré, aussi bien la violence des cyclones que les traverses de chemin de fer à remplacer, comme le tonnage du riz à fournir. On reconnaît la profession de cet ancien comptable devenu vice-président d'une de nos plus importantes délégations de la Grande Ile.
Ce qu'il ne me dit pas - mais je le sais par ailleurs - c'est le travail réalisé par lui et ses équipes.
Ce travail, comment s'est-il déclenché ?
Ce point reste obscur, et ce point est important, car dans une action, la part de la chiquenaude initiale est décisive, mais cette chiquenaude est toujours difficile à reconstituer plus tard.
Alors, j'interroge impitoyablement : « Cher Président, qu'avez-vous fait dès Ie premier instant du sinistre ? »
J'ai pris ma voiture et je suis parti sur les lieux.
Comme je sais que « les lieux du sinistre » sont à une énorme distance de son domicile, j'insiste : « Je ne saisis pas très bien ; vous êtes parti avec qui ? » Réponse « Tout seul. »
Je comprends encore moins : ce chef qui part tout seul ? et je relance : « Mais comment avez-vous alerté « les autres » ? Réponse : « En sautant dans ma voiture, j'ai dit à ma femme : « Tu téléphoneras à tous ».
- Et alors ?
- Alors, aussitôt après mon départ, elle a donné 80 coups de téléphone, et le soir même, autour du village englouti, j'avais soixante voitures. Et ils sont restés au service des sinistrés des jours et des nuits.
Cela, je le savais. Mais ce téléphone à tous m'intrigue. Quel tous ? Quel fichier ? Quel Comité ? Et finalement j'arrache bribe par bribe la vérité.
Tous ? cela voulait dire : tous leurs amis et connaissances.
Cette téléphoniste ingénieuse n'avait eu besoin ni de consignes, ni de fichier. EIIe avait composé les numéros du Comité Diocésain du Secours Catholique bien sûr. Puis elle avait attaqué l'A.C.I, Saint-Vincent-de-Paul, la troupe scoute. Et elle avait poursuivi tous ceux avec qui son mari et elle avaient dîné depuis un an. Y compris ceux qui étaient hostiles. Tous, en un mot. Et malgré le rationnement évident de l'essence, chacun était parti sur-le-champ avec sa voiture.
Je dis que ceci me bouleverse parce que ceci est la Charité véritable. J'aime les fichiers, mais ici l'absence de fichier m'indiffère.
« Tu téléphoneras à tous ». C'est un fichier d'amitié qui s'est ouvert au cœur de l'épouse et sa mémoire n'a eu qu'à le revivre.
« Tu téléphoneras à tous », Les amis et les sceptiques. Les membres du Mouvement et les autres. Les gens connus et les gens peu connus. Le milieu ouvert, et même les clans un peu fermés que le malheur venait de faire éclater. Tous les noms ont surgi. Ça, c'est un réseau d'Évangile.
« Tu téléphoneras à tous ». Ils ont laissé leurs affaires, leurs comptoirs, leurs foyers, et tant qu'il a fallu, ils ont servi dans les centres de réfugiés.
« Tu téléphoneras à tous ». Tous ? Chez tous nous n'avons pas semé. Chez tous nous n'avons pas planté. Nous savons bien que c'est un Autre qui sème et qui plante dans Ie secret des cœurs. Cet Autre, sorti vivant de son Évangile, nous fait l'honneur d'avoir à cueillir les fruits de ce qu'Il a semé. Ou plutôt de travailler à cueillir, car cette récolte est d'abord un travail.
Toute la méthode d'une charité, ancienne ou nouvelle, est là : Travailler pour cueillir, et recueillir « chez tous » ce que le Seigneur y a semé...
Mgr Jean RODHAIN.