Dans les coulisses du Concile
Jean RODHAIN, « Dans les coulisses du Concile », La Croix, 10 février 1962.
Dans les coulisses du Concile
Mon notaire est un bon vivant, point du tout esclave de ses grimoires. Quand son clerc prétend connaître une famille pour avoir compulsé dans le minutier trois minutiers entiers de testaments s'enchaînant de père en fils, mon notaire s'insurge : « Clerc, vous êtes myope. Nos parchemins sont l'indispensable témoignage de la richesse, acquise ou léguée. Mais un héritage n'est pas tout. Entre les arpents de vigne et les droits de fermage, il y a toute la vie non écrite. Les souffrances quotidiennes, le travail et l'échec, les amours conjugales et les autres, l'enfant qui parait, la solitude du grand-père, le tumulte d'une famille et secrets : cela ne sera jamais calligraphié. »
Et autour d'un seul acte notarié, alors, mon vieux notaire se risque à recomposer tout un roman sans jamais d’ailleurs atteindre au romanesque d'une véritable vie : la réalité dépasse l’imaginable quand on la regarde à l'heure du cheveu grisonnant.
Je réagis comme mon notaire lorsque j’entends réduire les Conciles à des discussions de théologiens. Chacun des Conciles serait signalé par l’hérésie que cet exceptionnel tribunal aurait examinée, jugée et condamnée.
Quelle simplification déformante de la part de ces présentateurs anémiques ! Les archives de l'Église dressent une fresque autrement rigoureuse. D'une hérésie à l'autre, l’histoire véritable des Conciles est truffée de vie véhémente, et douloureuse, et truculente. Non parce qu'ils se réunissent au milieu de guerres et de pillages, ou qu'une invasion les interrompt.
Mais parce que leurs débats touchent à l'intime cœur des nations, des familles et des individus. Sur l'usure ou le droit de propriété, ou le mariage ou le divorce, la décision d'un Concile lie ou délie, libère ou contraint les pauvres consciences humaines. Voilà pourquoi, en face des Conciles tantôt un prince s'alarme de leur liberté, tantôt un Etat s'insurge contre leur sentence.
Donnez-moi une caméra et six mois de vacances, je vous monte un film à suspense sur le Concile de Florence ou celui d'Ephèse ; chacun a ses chevauchées, ses batailles, ses intrigues, ses coulisses et ses drames. Mais chacun des Conciles a aussi ses conséquences secrètes dans la vie depuis celle du chef de l’État jusqu'à celle de la Carmélite, depuis celle des fiancés jusqu'à celle de l'agonisant.
Des hérésies, bien sûr, mais représentées par des hérésiarques qui, comme nous tous, sont tiraillés entre le diable et Dieu.
Des condamnations quelquefois. Mais surtout un débat universel et international. Les Conciles ont été « européens » mille ans avant l'Europe des Six. Ils étaient internationaux quand l'Amérique n'était que sauvagerie. Dix siècles avant les étonnements de l’O. N. U., les Conciles étudiaient la tragédie humaine. Et ils y portaient remède, eux. Auprès de l'humanité, ils se réunissent avec une continuité, et avec une patience, et avec une sollicitude qui font penser au médecin penché sur son malade.
Un médecin auprès de son malade. Voilà l'image qui me revient sans cesse en travaillant aux préparatifs du Concile qui va s'ouvrir avant que cette année s'en aille.
Eh ! je sais bien que je suis tenu au secret sur les travaux de la Commission où j'ai le privilège d'apprendre mon nouveau métier. Je sais bien que sans aller jusqu'à l'acte notarié, nous avons déjà reçu des milliers de dossiers, dépouillé de longs documents et aussi composé tant de pages. La ciselure d'une phrase jusqu'à la précision exacte est indispensable. Aussi la paperasse ne manque pas...
Mais toute cette paperasse bascule et disparaît tout à coup à mes yeux, quand se lève l'évêque lointain qui parle de son troupeau sans pain. Et puis celui qui vient témoigner de ses diocésains sans travail et sans toit. Et puis celui qui vient crier la misère de ses gens pour qui le carême et le jeûne n'ont pas de sens, car ils jeûnent toute l'année. Ici, les plaies sont à vif.
Les Commissions préparatoires groupent actuellement plus de 800 experts. Ce ne sont pas seulement des notaires et des théologiens. D'Asie et d'Afrique, il y a présente la masse des témoins qui témoignent. Si seulement les laïcs qui se croient oubliés pouvaient une bonne fois entrouvrir notre porte : ils y verraient une table, bien sûr, et des paperasses. Mais, vingt fois en écoutant ces témoignages, j'ai vu les paperasses s'effacer ; celle table, c'est une table d'opération avec, étalée à nu, toute la misère humaine aux dimensions du monde.
Vous me direz que cette X° Commission se prête à une telle comparaison. Intitulée « Apostolat des laïcs », elle trouve dans son ressort l’action sociale, l'action charitable, en même temps que l'Action catholique : il y a de quoi toucher cent aspects de l'humaine misère. Mais prenez seulement les titres des autres Commissions, et vous touchez aussi à tous les problèmes de l'actualité, depuis celui du mariage jusqu'à celui de la paix, celui du juste salaire jusqu'à celui de la liberté.
Non, si j'avais le temps, je ne ferais pas un film sur les Conciles du Moyen Age. Non, j'irais seulement, si j'avais le temps, de paroisse en paroisse, parler de cette bouleversante table d'opération où une partie du Concile se prépare.
Un Concile, c'est l'Église au travail : elle veille au dépôt de la foi, donc à l'indispensable précision du dogme, mais elle y travaille hantée par la misère du troupeau. Un Concile est aussi une assemblée « pastorale ». Misereor super turbam.
Le bon peuple est curieux de ce qui se prépare, de ce qui se passera au Concile. Malgré les tristes sourires de quelques clercs enlisés dans leurs poussières, je prétends que c'est une excellente curiosité.
Cette curiosité conduira de plus en plus les laïcs à exprimer leurs préoccupations à leur évêque avant son départ pour le Concile.
Et ceci ne sera pas sans vivifier les préparatifs d'un Concile sur lequel flotte déjà un souffle plus pastoral que notarial.
Mgr JEAN RODHAIN