"Penser le vieillissement, panser la dépendance avec des innovations sociales" : présentation du séminaire d'échange organisé les 10 et 11 décembre 2021 par la chaire Jean Rodhain de Toulouse
Marie-Christine Monnoyer, titulaire de la chaire Jean Rodhain de l'Institut catholique de Toulouse
Les EHPAD français, accusés d’être responsables d’une surmortalité parfois spectaculaire dans quelques établissements, pris de court par la soudaineté de la pandémie, ont dû faire face à une avalanche de critiques d’autant plus mal ressenties que les soignants et les responsables d’EHPAD avaient le sentiment d’avoir jeté toutes leurs forces dans la bataille et de vivre comme un déchirement les décès de « ceux qui partent ».
On ne peut toutefois pas occulter les efforts réalisés par les acteurs de terrain pour faire évoluer leurs pratiques professionnelles ainsi que le cadre de vie des résidents (Grenier et al., 2011 ; KPMG, 2015), et ce depuis des années. Par ailleurs, l’attention crument portée sur l’EHPAD contraste avec une tendance sociale lourde : le domicile reste le lieu de vie privilégié par les personnes âgées. Ainsi, seulement 4% des femmes et 5% des hommes vivent en institution à 80 ans (Insee, 2016 : 158). Même si cette proportion s’accroit avec l’âge, la vie en institution ne concerne toujours que 26% des hommes et 46% des femmes à 95 ans (ibid.). Pour assurer le maintien à domicile de la population vieillissante, deux catégories de services sont actuellement principalement mobilisées : les services de Soins infirmiers à domicile (SSIAD) et les Services d’aide et d’accompagnement à domicile (SAAD).
Toutefois, l’accompagnement et le prendre soin ne peuvent être réduits aux seules dimensions sanitaires. Ils engagent, d’une part, un large spectre de services, d’aides et d’équipements qui s’inscrivent eux-mêmes dans des préoccupations de territoires (urbains et ruraux) voire d’architecture. Ils renvoient, d’autre part, à des valeurs et principes éthiques qui définissent les orientations à suivre. De fait, les bénéficiaires ou usagers des dispositifs ne sauraient être mis à l’écart d’une réflexion sur les relations du prendre soin qui se nouent. Ainsi, la grande diversité de dispositifs d’accompagnement des personnes âgées occupe aujourd’hui une zone grise entre le domicile et l’institution (Argoud, 2011 ; CNSA, 2017 ; Collectif habiter autrement, 2017 ; Bertillot & Rapegno, 2018 ; Rosenfelder, 2018). L’hétérogénéité des projets et réalisations est forte : résidences services seniors, résidences autonomie, habitats intergénérationnels, EHPAD hors les murs, plateforme de services, habitat autogéré, etc. A tel point qu’il n’est pas aisé ni d’en dresser une typologie, ni d’en synthétiser les principes. Pour autant, au sein des différents dispositifs existants, force est de prendre acte de la multiplication de solutions alternatives à l’EHPAD et au domicile. La complexité de la situation fait ressurgir la question des modalités du « bien vieillir » très sérieusement évoquée dans le rapport remis en 1999 au premier ministre L.Jospin, par Paulette Guinchard[1], et par le nouveau rapport remis le 26 mai 2021 au gouvernement[2] en prévision d’une loi sur le grand âge qui pourrait arriver au Parlement à l’automne[3].
Les politiques du vieillissement se doivent, ensuite, de donner un sens à ce dernier temps de la vie que constitue la vieillesse. L’intégrité des personnes doit être respectée, leur liberté de choix maintenue le plus longtemps possible malgré la perte d’autonomie. Ces politiques du vieillissement doivent se mettre en œuvre au plus près des préoccupations des gens, sur un territoire, un bassin de vie ». [4]
Nous avons donc travaillé à l’organisation d’un séminaire d’échanges les 10 et 11 décembre prochain, proposé aux chercheurs, aux organisations qui accueillent des personnes âgées, et aux organismes de formation qui préparent des étudiants aux métiers du soin en gériatrie, ou encadrent des jeunes stagiaires ou bénévoles qui découvrent les échanges avec les ainés hors du cadre familial.
Ce séminaire dénommé « Penser le vieillissement, panser la dépendance avec des innovations sociales » sera structuré en 3 thématiques principales :
I - Actualité de la question : pour ne pas confondre urgence sanitaire conjoncturelle et défaillance structurelle. Comment ne pas être interpellé par les enjeux soulevés il y a plus de deux décennies, dans un contexte de réponse à une problématique structurelle ? Quels échos en entendons-nous aujourd’hui ?
Les enjeux du prendre soin en EHPAD pendant la pandémie sont-ils propres à la crise sanitaire actuelle ou relèvent-ils d’une transformation des pratiques de prise en charge depuis au moins le début du 21è siècle ?
- Les enjeux moraux (morale sociale, publique, morale individuelle ) semblent ainsi préexister à la crise. La surmortalité, si elle est avérée, résulte-t-elle ainsi du Covid – comme s’en offusquent les critiques -, ou d’un management défaillant ?
- C’est bien ici, en effet, la question du management en établissement médico-social qu’il convient de poser, par exemple à travers les dimensions :
- de démarche qualité et procédures propres aux ehpad,
- des conditions du travail prescrit et du travail réel demandé aux salariés,
- d’enrichissement de la formation des acteurs du secteur,
- des oppositions entre établissements privés et publics, des grands groupes parfois étrangers et des grandes structures publiques, des moyens et petits établissements indépendants (tendant à disparaître).
- Mais aussi des textes juridiques qui touchent aux droits des résidents (et de l’ensemble des personnes en situation de vulnérabilité) ainsi qu’aux relations entre résidents et salariés
- Depuis plusieurs années, les tensions ne cessent de se développer entre les aspirations des salariés et la hiérarchie des entreprises de prise en charge du grand âge ou de la fin de vie. Le contexte de travail en établissement médico-social est devenu celui de la mise en œuvre systématique et exigeante de procédures et de réorganisations des postes de travail qui percutent particulièrement les emplois de service et la perception de la qualité et de la valeur de chacun, travailleur ou résident.
- Les problématiques engagées dans les établissements semblent pour le moins paradoxales et pourtant complémentaires :
- Clairement managériales, juridiques et financières pour les gestionnaires. Cela est encore plus prégnant avec la crise et les enjeux de précaution et de responsabilité (maladie, décès).
- Les directions ont désormais une vision (exagérément ?) procédurale et normative (législations existantes et règlements intérieurs) qui vient accentuer la pression du financier.
- Sentiment d’invisibilité du travail voire de maltraitance partagée pour les acteurs du soin (AS, infirmiers, psychologues …)
Les dimensions du processus de vieillissement de la population engagent la diversité des acteurs (personnes vieillissantes, familles, aidants, professionnels privés, publics, institutionnels), et engendrent une grande diversité de besoins (handicapés de naissance ou accidentés vieillissants, vieillissement de la population immigrée, vieillissement des personnes de la rue, des détenus en prison…).
Cette diversité de situations, donc d’enjeux, qui suscite critiques et réactions, si elle est exacerbée par la pandémie actuelle, n’est pas nouvelle pour autant. La qualité de la relation famille-soignant-pensionnaires est au cœur d’une réflexion éthique qui peut (doit) être conduite en permanence par les praticiens, et les associations d’accueil d’une part, les chercheurs en management et en psychologie, d’autre part.
Est-il possible alors, avec un certain recul, d’évaluer les enjeux moraux et spirituels auxquels les différents acteurs du système des EHPAD sont confrontés, et ce y compris les familles, lorsqu’elles existent, qui confient leurs proches à ces établissements ? Ces enjeux éthiques peuvent être interrogés à l’aune d’au moins deux axes de réflexion tant ils ont de conséquences économiques, pédagogiques, organisationnelles et religieuses.
II - Qualité de la dynamique (intérieur - extérieur) dans la relation : pour enrichir la relation interpersonnelle donc la vie de chacun quel que soit son âge
- Cela interroge l’alternative du maintien à domicile contre/en complément du placement en EHPAD,
- Cela questionne également la dimension du don ou encore du collectif professionnel (et au-delà) qui co-construit une valeur pour chacun supérieure à la somme des valeurs individuelles,
- Cela permet de considérer à nouveau frais les relations intergénérationnelles à travers la réciprocité : présence des plus jeunes auprès des personnes âgées, transmission et expérience des personnes âgées pour aider les jeunes générations à grandir.
- Cela éclaire crument les craintes des managers à voir des « extérieurs », mal (pas) identifiés par les textes réglementaires, pénétrer le sanctuaire juridico-administratif patiemment et financièrement établi (famille, animaux, bénévoles, coiffeurs, religieux…),
- Cela demande d’examiner si les enjeux spirituels ne débordent pas la seule présence de religieux en EHPAD. Pour les chrétiens il devrait être question de bien commun, et de peuple de baptisés là où les institutions se payent parfois de mots.
Cela permet de travailler les dimensions psychologiques des différents acteurs et de considérer isolement, solitude, détresse émotionnelle de toute part : aidés, aidants, professionnel, famille, communauté.
III – Le regard sur la vieillesse: ne plus penser le vieillissement en termes de revers et déclin.
Il est indispensable de répondre aux enjeux de la tendance démographique lourde que représente aujourd’hui le vieillissement. Ce processus est spécifique et il engage à un changement véritable du regard que la société toute entière porte sur le vieillard. Or, la vieillesse comporte une dimension individuelle et affective importante. Elle prend la mesure d'une altérité radicale, sauf qu’en la réduisant de la sorte, on « se défendrait de la vieillesse en la rejetant hors des frontières de notre identité alors qu'on est tous potentiellement vieux et que notre société est pleine de vieux »[5].
Un regard sur les textes bibliques et sur la pensée sociale de l’Eglise constitue une source d’inspiration qui permet de traverser le temps et de se détacher de l’immédiateté.
De même, une ouverture sur la multiplicité des expériences associatives montre que l’innovation sociale est au rendez vous des problématiques actuelles. On n’oubliera pas celles qui s’appuient aussi sur certains progrès technologiques et rendent l’accompagnement par les aidants plus facile et plus acceptable (réducteur de dépendance) par les aidés.
- « Le mot dépendance, associé à celui de vieillissement est souvent doté d’un sens exclusivement négatif qui oublie que tout être humain a besoin des autres pour échanger, communiquer, vivre[6]. Il ne faut cesser d’interroger ce que chacun, quel que soit son âge, peut apporter à la société. S’il affirme le droit au soin, le vieillissement ne doit pas être réduit à la maladie, mais uniquement à un risque de plus grande vulnérabilité »[7]. Or, les travaux antérieurs de la Chaire de Toulouse ont montré la valeur de la vulnérabilité ainsi que son pouvoir d’innovation sociale.
- « Le mot vieillesse a longtemps rimé avec sagesse, (et c'est le cas encore dans beaucoup de sociétés). Or, dans les années 1960-70, il a été associé à celui de la retraite, (remplie) d’activités diverses et nombreuses, des loisirs, et (témoin) d’une riche vie de famille. De nos jours, la vieillesse est associée à une période de fragilité physique, psychologique et sociale. » Cette évolution sémantique interroge et peut être déplorée. Les expériences actuelles que nous avons pu recenser tant en France qu’à l’étranger montrent l’enrichissement que peuvent apporter à chacune des tranches d’âge concernées les échanges, les actions conjuguées. La richesse de la vieillesse ne serait-elle pas dans ce que le passé et l’expérience éclairent du présent et de l’angoisse, plutôt que dans une emprise dévorante sur le présent et une conquête de l’avenir ? Transmission et jouissance sont-elles incompatibles, voire solubles dans la crise COVID ?
- « Le vieillissement, processus naturel, constitue un élément inhérent à la personne humaine. Il a ceci de particulier qu'il est l'aboutissement de toute une vie, et que de ce fait il est chargé l'histoire, de l'expérience de ce que chacun a vécu. C'est un temps où chaque homme, où chaque femme, en raison du changement de statut social, du changement dans son corps, de l'évolution de ses capacités physiques et intellectuelles, de la diminution de son réseau social, se retrouve confronté à la nécessité de se forger une nouvelle image de soi, exercice parfois difficile dans une société où la vieillesse n'a pas sa place, où le corps jeune, sportif, et dynamique est seul valorisé, où c'est surtout le travail qui est source de reconnaissance. Tout au long de sa vie, chacun doit apprendre à accepter de vivre des pertes, des séparations, des changements : ce que les psychanalystes appellent le travail de deuil ; parce que proche de la mort, ce travail prend une dimension particulière dans cette période de la vie ». Ce travail prend également une dimension particulière en situation d’une pandémie (ou de guerre) qui fait s’affronter parfois les générations dites sacrifiées, alors que chacune se trouve en situation de perte et d’acceptation à la fois.
Au fond, les difficultés des confinements et déconfinements ne mettent-elles pas au grand jour un processus depuis longtemps engagé : l’impossibilité à se confronter au risque et, au fond, à la certitude de mourir. Notre société croit en la possibilité de s’approcher de l’immortalité quand il faudrait plutôt accepter et, mieux, investir notre finitude humaine. La mort, et la maladie, chaque jour un peu plus, semblent signer l’échec de la médecine. Et pour éviter de mourir, se construit une société de l’isolement jusqu’à l’enfermement, de l’évitement et de l’annihilation du risque dans laquelle nous sommes peut-être tous déjà morts, faute de ne savoir plus désormais comment vivre, comment mourir, en s’appuyant les uns des autres.
La chaire toulousaine Jean Rodhain souhaite que le séminaire d’échanges proposé « Penser la vieillesse, panser la dépendance par des innovations sociales » accueille des chercheurs, des responsables de structures d’accueil, des expériences menées par et avec des étudiants de master. Cette méthode de travail s’étant révélée très intéressante au cours des dernières années.
Les communications et tables rondes feront l’objet d’un rapport dans l’année qui suivra.
[1] Juin 1999, Rapport à Monsieur le Premier ministre Juin 1999 VIEILLIR EN FRANCE, Enjeux et besoins d’une nouvelle orientation de la politique en direction des personnes âgées en perte d’autonomie Paulette Guinchard-Kunstler
[2] Luc Broussy (52 ans), nouveau responsable de la filière gouvernementale de la « silver économie », est directeur du groupe EHPA Conseil, Presse & Formation, qui édite Le Mensuel des maisons de retraite et Le Journal du domicile. Il est aussi président de l’association France Silver Eco (qui réunit des entreprises du secteur) et directeur du think tank Matières grises, créé en 2018 pour « être force de proposition sur les grands sujets liés au vieillissement ».
[3] Le monde 27 mai 2021 (B.jérome)
[4] Rapport Guinchard
[5] Cornélia Hummel, sociologue citée par Paulette Guinchard-Hunstler.
[6] Et ce, de sa conception à sa mort, Cf. Boris Cyrulnik, Des âmes et des saisons, février 2021
[7] Les paragraphes en italique et entre guillemets sont tirés du rapport de Paulette Guinchard-Hunstler de 1999