"Pour une sanction qui renoue, contre une peine qui casse : un vrai changement de paradigme" : rapport général du colloque 2022 de la Fondation Jean Rodhain
Un chemin parcouru ensemble par tous les participants
Nous voulons d’abord exprimer gratitude et reconnaissance pour la richesse et la variété des regards qui se sont croisés au cours de ces trois journées. Merci aux organisateurs d’avoir permis cette rencontre entre praticiens-scientifiques issus des diverses disciplines des sciences, professionnels de l’institution judiciaire et pénitentiaire, intervenants de la société civile, sans oublier le regard d’anciens détenus experts de leur propre vie de prisonniers. Merci à ces derniers : merci à Emile, Éric, Karim et d’autres de nous avoir si fortement alertés sur les rigueurs extrêmes de la vie carcérale, eux qui par leur esprit de vérité sont aujourd’hui sur l’autre rive.
Tout se passe comme si, ensemble au cours de ces trois jours, eux qui furent agresseurs et nous qui étions acteurs ou spectateurs du travail de la justice, avions parcouru un chemin. Au terme de ces trois journées retentit la prophétie d’Isaïe commentée par le bibliste Éric Morin[1] : « Sur eux la faute et la punition, sur nous les bienfaits de la paix ». Comprendre à la lumière de la figure majeure du « Serviteur souffrant » que si nous pouvons vivre dans une paix véritable, ce n’est pas seulement parce que les fauteurs de trouble ont été châtiés, mais c’est aussi parce que ceux-ci assument librement la gravité de leur faute. Isaïe annonce la justesse d’une justice restaurative qui crée, avec toutes les parties prenantes de la société, les conditions d’une sanction qui relève.
Une intuition confirmée qui a gagné en profondeur
Parmi les interventions du premier jour, une mention spéciale doit être faite à celles des universitaires, souvent eux-mêmes praticiens de la justice. Ils ont confirmé la légitimité de l’intuition initiale du Colloque : Passer de la peine à la sanction : chemin obligé vers une société harmonieuse et sûre. Mais ils nous ont surtout aidé à en mesurer l’ancrage dans ce qui fonde et donne sens à l’existence humaine comme à la vie en société. Avec eux nous comprenons qu’il ne s’agit rien moins que d’affirmer qu’en toute personne réside une dignité universelle, source de sa réparation et qu’en toute communauté demeure l’espoir de la réconciliation, source de sa propre réunification.
Affirmer ce double fondement au cœur de la personne comme au cœur de la communauté n’est pas anodin. Il ne s’agit ici rien moins que de la dimension anthropologique de la Charité, comme l’a rappelé Grégoire Catta[2], pour qui le regard de la Charité nous place à la source de notre existence. Le regard des universitaires n’était pas exactement celui de la Charité, plutôt celui de la Vérité. Mais nous savons qu’entre Charité et Vérité, il y a un lien fort. Ils nous ont éclairé sur les fondements de ce changement de paradigme : de la peine à la sanction :
- D’Anne Lécu[3], nous retenons la fermeté sans faille d’une éthique médicale qui sépare rigoureusement parcours de soin et parcours pénitentiaire. Il y va de préserver l’intime, l’autonomie personnelle, la subjectivité propre de ses patients dans une situation de détention dont elle n’a pas à connaître les tenants et aboutissants et de mettre ainsi en échec la stigmatisation. Sans cette subjectivité, sans cette dignité personnelle, comment reconnaître librement une faute commise, un dommage infligé à autrui ?
- Avec Philippe Pottier[4], grand responsable pénitentiaire et en même temps ethnologue, nous comprenons le caractère relatif de la culture gréco-latine dont nous avons hérité notre manière occidentale de concevoir le droit, la loi et la peine. Elle isole le transgresseur pour le poser face à ses juges avec le risque de le bannir du commun. Mais cette tradition, avec laquelle il nous faut vivre, est immergée dans une perspective anthropologique beaucoup plus large où les liens entre l’infracteur et la communauté ne sont jamais rompus. Dans cette perspective la communauté assume à la fois les soins et la reconnaissance dus aux victimes et la responsabilité de reconstruire la solidarité de la communauté, ouvrant ainsi la voie à ce que nous désignons aujourd’hui comme justice restaurative.
- Avec le philosophe Alain Cugno[5], nous nommons le for intérieur comme ce lieu où peut s’opérer, lorsque la sanction a été prononcée, une authentique prise de conscience par l’infracteur, une qualification juste du préjudice qu’il a causé et par là la possibilité d’une renaissance à autrui comme à lui-même. Mais nous découvrons aussi avec lui combien la prison et la société dans son ensemble sont les deux faces d’une même réalité blessée, à reconstruire. Les maux de la société sont aussi ceux de la prison comme l’atteste la prévalence de la pauvreté en prison soulignée par l’enquête du Secours catholique précédemment évoquée.
- Avec l’historien Alexandre Duval-Stalla[6], nous prenons conscience du compagnonnage qui s’est tissé au fil des siècles entre la justice civile et la justice religieuse dans nos sociétés occidentales. Il faut attendre paradoxalement que la justice civile s’émancipe de la justice religieuse après la Révolution passant de l’arbitraire à l’arbitrage, pour que la punition se laisse habiter par une exigence de dignité. Nous en aurons eu l’écho lors de notre visite des ex-prisons Saint Joseph et Saint Paul qui portent encore dans leur architecture la marque d’une nouvelle conception de la peine, ouverte à l’autonomie du prisonnier, à sa capacité de se relever, loin du regard des surveillants. Ce compagnonnage demeure. La justice religieuse et la justice civile n’en ont pas fini de se laisser à la fois distinguer et instruire mutuellement comme le souligne notre actualité toute récente marquée par les suites du rapport de la CIASE.
La nécessité d’un diagnostic lucide
Avant de s’engager sur le comment faire, où et comment agir, il importait de faire un diagnostic initial de la situation. Le croisement des regards invite à prendre en considération les faits qui révèlent une situation contrastée :
Le constat à bien des égards accablant de la situation carcérale dans notre pays doit d’abord être accepté dans toute sa gravité. Nous avons pris en pleine figure le rapport cinglant du Secours Catholique présenté par Jean Caël[7]. Il aura des paroles très dures pour qualifier la fonction d’invisibilisation sociale du système carcéral : « Les prisons assument une gestion de la pauvreté par l’invisibilité des détenus. L’invisibilisation de la justice pénale est un outil de criminalisation de la misère. » Il faut donc mesurer combien nous sommes loin du but et combien en particulier la détention affecte particulièrement les plus pauvres de notre société, aggravant leurs difficultés, handicapant parfois de manière irrémédiable, malgré les discours, leur réinsertion : « Ce n’est pas la prison le plus dur. L’enfer, c’est quand on en sort. » rappelait Emile. On pressent ici une vérité qui parcourt l’ensemble de notre colloque : la prison reflète l’état de notre société, elle en est le miroir. Inversement remédier aux défaillances de la prison pourrait aider la société à panser ses blessures.
Pour autant il serait injuste de croire que l’institution judiciaire dans son ensemble n’aurait pas pris la mesure de cette déviance. Le constat en est partagé par tous les acteurs de l’institution. De nombreux signes attestent, sans doute avec des moyens trop limités, qu’autre chose se cherche. En témoignent par exemple le rôle des SPIP : ils ne s’intéressent pas seulement à la recherche d’un emploi mais à la prise en charge globale des personnes en réinsertion. On salue les initiatives telles que les placements de détenus à l’extérieur (la ferme d’Emmaüs Baudonne) ou celle de la « prison hors les murs » exposées lors des ateliers. On assiste bien à l’émergence des principes d’une justice restaurative tels qu’ils nous ont été présentés par Benjamin Sayous[8] même s’il est bien clair que les moyens qui lui sont de fait consacrés restent très minoritaires.
Demeure donc un grand écart entre ces espoirs, cette prise de conscience et les réalités. Alexandre Evrard[9] et Aude Bernard-Roujou[10] en ont fait le constat, lucide mais pas découragé. S’agissant de la situation particulière des détenus âgés ou très âgés, pour lesquels, malgré la jurisprudence, on ne parvient toujours pas à mettre en œuvre une individualisation des peines ajustée à l’évidence que leur vie est en train de s’achever.
Une révolution culturelle est nécessaire et possible
Pourquoi un tel écart entre le nouveau discours et les réalités présentes ? C’est sans doute parce que ni la société, ni les acteurs principaux qui décident de l’organisation carcérale et de ses moyens ne sont encore prêts à faire le pas de cette révolution culturelle, de ce nouveau paradigme qui implique de renoncer aux aspects systématiques de la peine comme le moyen d’invisibiliser, voire d’éliminer les infracteurs, les fauteurs de trouble, les auteurs de ces crimes de plus en plus variés qui relèvent aujourd’hui d’une punition pénale.
Pourtant, cette révolution culturelle est possible. Elle commence à porter ses fruits. Le nouveau paradigme n’est pas une utopie. Il prend la forme de multiples expériences et innovations, y compris chez nous en France. C’est le message que nous ont apporté les divers ateliers auxquels nous avons participé hier[11]. Pour peu qu’une nouvelle relation s’établisse entre l’administration pénitentiaire locale, la société civile et les détenus eux-mêmes, alors peut s’accomplir la requête du philosophe. La sanction dans ces expériences n’est plus une stigmatisation, une mise au ban, mais le chemin d’une autonomie retrouvée et parfois trouvée pour la première fois. Toutes ces expériences dans leur grande variété se sont montrées capables de faire revivre le for intérieur de ceux qui n’existaient plus à leurs propres yeux. Elles ont aussi transformé, parfois, le regard des surveillants. Toutes ont en commun de reposer sur un cadre et une méthodologie claire qui demande discipline, adhésion et portage par chacun. Toutes ces expériences manifestent aussi la « puissance de la Parole »[12] : elle est à la fois ce qui ouvre sur un chemin de prise de conscience de soi, et ce qui peut conduire à une rencontre vraie avec la victime.
Parmi ces expériences, mentionnons particulièrement celle de la messe en prison, évoquée dans l’atelier animé par Frère Tanguy-Marie Pouliquen[13] et Marie-Christine Monnoyer[14]. L’Eucharistie accueille dans ses bras immenses toutes les peines et toutes les souffrances. Elle réalise ce pas encore et pourtant déjà là d’une réconciliation que l’on n’ose plus espérer. Elle manifeste lors du Notre Père que tous les présents sont vraiment frères quelles que soient les fautes qu’ils aient commises. Elle est en soi l’anticipation d’un pardon.
Un point nodal, vouloir lutter contre la surpopulation carcérale
Dans ces conditions, pourquoi reste-t-il si difficile de mettre en cause les pratiques dégradantes, voire systématiquement déshumanisantes qui hantent le système carcéral ? Pourquoi les économies de dépenses que démontrent ces expériences nouvelles ne sont-elles pas une motivation suffisante pour les multiplier ? L’un d’entre nous, hier matin, a poussé un véritable cri : pourquoi encore le mitard ? Pourquoi les quartiers d’isolement qui en poussent la durée jusqu’à des atteintes psychiques irrémédiables ? Pourquoi les fouilles au corps après les visites qui déshumanisent détenus et surveillants ? Oui pourquoi ?
La peur inspirée par les détenus, la volonté d’exercer à leur encontre une domination se nourrissent de la surpopulation carcérale. Mais cette surpopulation est aussi un obstacle majeur à toute tentative sérieuse de s’engager sur la voie de la sanction au lieu de la peine, comme l’ont souligné Bruno Clément-Petremann[15] et Laurent Merchat[16]qui savent de quoi ils parlent. La surpopulation résulte elle-même de l’augmentation des circonstances de sanctions que reflète l’inflation des textes, incapable à elle seule de réduire la délinquance. C’est ce cercle vicieux qui s’est déployé au cours de nos échanges, mettant en relation les charges croissantes auxquelles les différents acteurs du système doivent faire face : accroissement de la législation pénale, prisons de plus en plus surpeuplées, peines dégradantes, durcissement des juges qui doivent aussi se protéger d’une société plus répressive, mobilisée par l’omniprésence d’une idéologie sécuritaire bien relayée par certains médias.
Pourtant d’autres pays qui nous ressemblent sont parvenus aves succès à lutter contre la surpopulation carcérale. Nous pouvons donc sans naïveté, parvenus au terme de notre chemin, faire état des signes d’espérance qu’en tant que rapporteurs nous avons pu relever.
Des raisons d’espérer au terme de cette rencontre
Nous croyons dans la résistance des professionnels, médecins, directeurs d’établissement, éducateurs du SPIP, aumôniers, enseignants, surveillants. Adossés à leur déontologie, ils défendent sans faiblir l’intégrité et la dignité des détenus et au travers de cela rehaussent la grandeur de leur institution. La preuve en a été apportée par les grands procès anti terroristes dont Guillaume Goubert[17] a su nous retransmettre la qualité.
Nous croyons dans l’influence durable qu’exercent la jurisprudence de la Cour Européenne des droits de l’Homme et l’exemple des grandes nations qui vivent déjà un autre paradigme avec succès. En Allemagne, tout près de nous, la population carcérale est en train de diminuer.
Nous croyons dans les progrès visibles de l’application du droit au sein des institutions carcérales comme Bruno Clément-Petremann nous en a donné l’exemple.
Nous croyons au rôle édificateur des institutions indépendantes telle que l’Autorité de contrôle et d’alerte dans les lieux de privation de liberté. Comme l’a montré Maud Hoestlandt[18], elle offre un vrai recours face aux abus de pouvoirs et au non-respect des droits fondamentaux. Sa voie dans l’opinion publique est entendue.
Nous croyons dans l’aptitude de l’opinion publique à se laisser toucher par les arguments de la vérité lorsqu’il s’agit de la sécurité bien comprise et d’un combat véritable contre la récidive, un combat à mener par la société tout entière.
Nous croyons particulièrement dans l’action fécondante des chrétiens, organisés au sein de la société civile. Ils ont toute leur place en détention. Ils montrent, dans un partenariat ajusté avec les professionnels de la justice et les travailleurs sociaux, qu’il ne faut jamais désespérer du cœur de l’homme. Ils illustrent, spécifiquement en tant qu’aumôniers exerçant une fonction républicaine, combien la charité sociale peut devenir une ressource pour la justice sociale.
Claudine Bansept et Jérôme Vignon
Rapporteurs
Lyon, le dimanche 27 novembre 2022
[1] Père Eric Morin, enseignant au Collège des Bernardins, directeur du service biblique catholique Evangile et vie.
[2] Vice-président de la Fondation Jean Rodhain, théologien enseignant au Centre Sèvres.
[3] Médecin à la Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.
[4] Anthropologue, ancien directeur de l’Ecole nationale de l’Administration pénitentiaire.
[5] Philosophe, enseignant au Centre Sèvres.
[6] Avocat au Barreau de Paris et professeur à l’Institut des Sciences politiques de Paris.
[7] Responsable du département Prison-Justice du Secours Catholique Caritas France.
[8] Directeur de l’Institut français de la Justice restaurative.
[9] Ancien avocat et enseignant-chercheur à l’Institut catholique de Toulouse.
[10] Maître de conférences à la Faculté libre de droit de l’Institut catholique de Toulouse.
[11] La ferme d’Emmaüs Baudonne (Gabriel Mouesca), l’expérience de Saint Jacques de Compostelle (Patrick Sarrazin), le sport collectif en détention (Karim Maloum), célébration religieuse en prison et sens de la fraternité (Tanguy-Marie Pouliquen et Marie-Christine Monnoyer), la communication non violente en détention (Guillemette Porta), une activité culturelle en détention (Malou Biaudet), le programme de parrainage de « désistance » (Laurent Merchat), apprendre en détention (Michel Krupka), le programme de réautonomisation de Caritas Allemagne (Wolfgang Krell et Vanessa Lindl).
[12] L’expression est d’Alain Cugno.
[13] Enseignant à la Faculté de théologie de Toulouse.
[14] Titulaire de la Chaire Jean Rodhain de l’Institut catholique de Toulouse, doyen honoraire de la Faculté libre de droit de l’Institut catholique de Toulouse.
[15] Directeur de la prison de la Santé à Paris.
[16] Directeur pénitentiaire d’insertion et de probation, adjoint au directeur du SPIP de l’Isère.
[17] Administrateur de la Fondation Jean Rodhain, journaliste et ancien directeur de La Croix.
[18] Directrice des Affaires juridiques du Contrôle général des lieux de privation de liberté.
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