Printemps amer
Jean RODHAIN, "Printemps amer", MSC, n° 99, juin 1960, p.1.
Printemps amer
Sidoine est conquis Ce vieux barbon butine comme une folle abeille depuis le parc à moutons jusqu’à l’allée des châtaigniers. On l’entend chanter tout seul (et tout faux) d’un bout à l’autre de la Cité Saint-Pierre. Car Sidoine, mon fidèle et insupportable sacristain, je viens de l’emmener enfin à Lourdes.
Je ne l’y ai pas logé à la Cité, évidemment puisque cinquante ans d’économies, sans en faire un rentier, lui en interdisent l’entrée.
Mais j’ai tout de même invité Sidoine a passer une soirée à la Cité-Secours, au moment où nous attendions 450 pèlerins venant prendre la suite de nos Journées Nationales.
Et Sidoine, dont la fréquentation des cierges n’a jamais réussi à adoucir l’amertume et l’aigreur, Sidoine toujours agressif malgré l’encens, Sidoine toujours pessimiste malgré les « Alléluia » du chantre, son mortel ennemi, Sidoine s’est laissé séduire par l’ambiance de la Cité : voici Sidoine méconnaissable.
On ne peut plus l’arracher de la chapelle copiée sur la Bergerie de Bartrès : il s’extasie sur son chaume et sa rusticité. Il bavarde amicalement avec mes bons chiens. Le canard boiteux lui rappelle notre chaisière, et il l’évoque avec indulgence. Le réfectoire et son self-service l’ont médusé : il reste plus d’un quart d’heure devant le tapis roulant conduisant automatiquement la vaisselle et les couverts vers la machine à laver.
Et voici Sidoine devenant lyrique qui me complimente sur cette réussite !
- Vous devez être fier. Même Messieurs les Hôteliers de Lourdes conviennent maintenant que cette Cité rend service. Ces 41.000 pèlerins doivent chanter les louanges de votre Cité.
Je rugis
- Vous êtes le diable, Sidoine, le diable en personne. Vous induisez en tentation. Cette Cité, n’est pas mienne, mais l’œuvre d’une immense équipe. Et au lieu de regarder le passé, voyez un peu, Sidoine, dans cette prairie au trèfle fraîchement coupé, ceux qui vont céder leur place aux pèlerins : nos congressistes étalent ici les misères du monde entier : ne les voyez-vous pas ?
Sidoine ne désarme pas : il plaide en avocat véritable du diable.
Monseigneur je sais justement les noms des principaux de vos conférenciers. Je reconnais près de la haie d’aubépine ce docteur qui représente le Conseil Central des Conférences de Saint-Vincent de Paul : il confère avec la Présidente Internationale des Dames de la Charité. A eux deux ils représentent toute une armée de charitables. Et je distingue là-bas, dans le chemin du pavillon Saint-Martin, ce Prélat qui, à Rome, préside au Comité des Secours Catholiques de 47 nations. Tout le parc de votre Cité est peuplé ce soir d’un état-major international de la Charité : vous devriez être d’autant plus fier de les réunir ici.
Les yeux de Sidoine sont sans malice. Il a son regard naïf des beaux jours. Il ne plaisante pas, et ce soir n’ironise point. C’est charmant et c’est exactement comme cela qu’était (je suppose) le regard d’Eve présentant la pomme dans le premier jardin.
J’essaye la persuasion.
Sidoine, efforce-toi de regarder mieux la manière dont ce parc est peuplé. En ce groupe qui s’avance, reconnais-tu nos équipes du Sahara et du Constantinois qui ont crié hier matin l’angoisse de leur isolement devant une misère démesurée ? Au réfectoire, derrière le tapis roulant, ce serveur muet, nous l’avons ramené d’Agadir où il a laissé tous les siens. Voici le Délégué du Secours Catholique du Maroc avec celui de Madagascar et celui de Cotonou : à eux trois, essaye de totaliser le poids de misère qu’ils portent. Ils reçoivent des colis ? Mais ce qu’ils réclament ce sont des vocations. Près de la fontaine, ces deux jeunes sont nos responsables qui regagnent ce soir même Berlin où, à cent mètres du rideau de fer, ils vont reprendre le travail d’accueil au service de l’interminable cortège des réfugiés.
Chaque personnage sur cette scène champêtre est plus qu’un figurant de théâtre : il figure en vrai la misère de l’Asie, et celui-là celle de l’Afrique. Je puis mettre un nom sur chacun, mais je vois surtout derrière chacun une race souffrant de la faim, ou un groupe sans confort, sans travail, sans secours. En ce seul hectare est toute la misère du monde qui pleure ce soir. Il y a des tulipes et des pâquerettes ? Ne m’en parle pas je t’en prie. Ce qu’ils attendent c’est la Charité de l’Église. Ne me parle pas, Sidoine, de notre Cité-Secours. C’est un problème réglé. Elle fonctionne à l’échelle des pèlerins de Lourdes. N’en parlons plus. Si les chrétiens du XXème siècle n’étaient pas capables de faire plus, il vaudrait mieux se cacher.
Ce que les cathédrales et les léproseries ont été pour les chrétiens du XIIIème siècle, il reste à le transposer au XXème siècle avec les dimensions de ce monde 1960, et avec les moyens énormes dont dispose la technique de ce temps.
Il reste à faire un travail de Charité à l’échelle de l’Église.
Sidoine, pour l’instant, la Cité t’a charmé. Prends garde qu’elle t’aveugle.
Sidoine m’a jeté un regard de bête traquée. Mais je le connais, il ne m’en veut pas.
Sidoine regagnera sa paroisse demain. Au petit matin, après avoir sonné l’« Angélus » et préparé les cierges, il ira acheter son journal et il l’avalera doucement avec son café au lait. Il ne dira rien. Mais je sais que dans un mois ou deux, préparant sa tartine beurrée, quand il lira trois lignes sur la famine aux Indes, désormais il s’arrêtera un instant et regardera au loin, plus loin que son catafalque et plus haut que son lutrin.
Sidoine était de la famille des gens d’église, et peu à peu désormais il comprend L’Église.
Mgr Jean RODHAIN.