Vous êtes ici

Fidélités et fluidités : la migration, l’identité religieuse et le bidonville de Calais

17 janvier 2017
Print

Dans la revue Unité des Chrétiens (n°183, juillet 2016, « Migrations : lieu œcuménique »), Alexis Artaud de La Ferrière livre une enquête de sociologie religieuse sur les populations de la « jungle » de Calais.

Alexis Artaud de La Ferriere est membre post-doctorant du Groupe Religions Sociétés et Laïcités (CNRS). Son projet de recherche actuel porte sur l'accueil des migrants dans les communautés religieuses en France et sur l'interface entre la religion et la condition d'exil. Il est aussi chargé de mission au Service National de la Pastorale des Migrants à la Conférence des Évêques de France. Auparavant, Alexis était doctorant à l'Université de Cambridge, où il a écrit sa thèse doctorale sur la politique scolaire en Algérie pendant la guerre d'indépendance. Il nous livre une enquête de sociologie religieuse sur les populations de la « jungle » de Calais.

Ce que l’on appelle communément la « jungle » de Calais, est en réalité un bidonville implanté sur une lande située au nord-est de la ville, à proximité de la N216 et du littoral. Ici, exposés au vent du nord, vivent plusieurs milliers de migrants de pays divers qui attendent de pouvoir passer en Angleterre ou de recevoir le statut d’asile en France.

Depuis le mois de février 2016, une nouvelle figure a rejoint la population hétéroclite du bidonville : vêtu d’un habit bleu, un chapelet à sa taille, le frère Johannes est membre des Catholic Workers, un mouvement fondé à New York en 1933 par Dorothy et Peter Day qui prône la justice sociale et le pacifisme. Mais malgré son engagement dans ce mouvement catholique romain, Johannes est en fait un religieux bénédictin de l’Église vieille-catholique (Union d’Utrecht). C’est fort de ces deux appartenances que Johannes a ouvert la maison Maria Skobtsova à Calais, qui se veut être une communauté de solidarité chrétienne pour les migrants et les demandeurs d’asile, offrant un lieu de répit et d’accompagnement pastoral ouvert à tous.

Membre d’une église occidentale très minoritaire, pour Johannes la démarche œcuménique et interconfessionnelle a toujours été omniprésente dans son travail pastoral. Et cette démarche est incontournable à Calais, où les habitants du bidonville sont principalement des musulmans, des chrétiens d’Orient (catholiques et orthodoxes), et des protestants (pentecôtistes et évangéliques).

Le champ religieux en France : les bases d’une nouvelle pluralité

Deux phénomènes majeurs ont profondément bouleversé la constitution du fait religieux en France depuis le milieu du XXe siècle. Le premier de ces phénomènes est le déclin de la pratique religieuse chez les catholiques et, par conséquent, de l’influence sociale et politique de l’Église catholique institutionnelle. Aujourd’hui, si 65% des français se reconnaissent catholiques, seulement 4,5% des personnes dans ce groupe assistent à l’office du dimanche de manière régulière (1). Les catholiques sont aussi concentrés dans une enclave socio-économique de plus en plus restreinte, centrée sur une population plus âgée et plus aisée que la moyenne nationale (2).

Le deuxième de ces phénomènes est l’émergence d’une réelle pluralité religieuse. Selon Henri Langlois, ce phénomène constitue « une mutation sans précédent du champ religieux en France » (3). En effet, pour la première fois depuis la révocation de l’Édit de Nantes (1685), nous voyons en France des croyants non-catholiques en nombres conséquents occupant une position visible dans la sphère publique. Depuis les années 1960-70, lorsque l’église catholique perdait sur le terrain démographique, d’autres religions étaient en croissance. Bien sûr, l’islam est en tête de ce nouveau champ religieux français. Mais à l’islam s’ajoutent le judaïsme, les nouveaux mouvements religieux, les églises chrétiennes pentecôtistes et évangéliques, les églises chrétiennes de rite oriental, ainsi que l’hindouisme et le bouddhisme.

Fait central : la cause première de l’émergence de la nouvelle pluralité religieuse en France est l’immigration (4). La majorité des musulmans sont issus de l’immigration africaine/nord-africaine ; après la Shoah le judaïsme français s’est renouvelé en France suite à l’immigration de juifs séfarades du Maghreb ; les églises chrétiennes orientales tirent leurs fidèles des chrétiens du Moyen-Orient, de l’ex-bloc soviétique, et de l’Afrique ; et beaucoup de nouveaux mouvements religieux/églises chrétiennes charismatiques se forment autour de communautés nationales, souvent africaines ou asiatiques.

« L’hyperdiversité » et l’identité religieuse

Calais et d’autres lieux similaires (par exemple La Goutte d’Or à Paris) ne sont pas représentatifs de la pluralité actuelle du champ religieux national. Par rapport à la moyenne nationale, le bidonville de Calais constitue un lieu d’« hyperdiversité» ethnique, culturelle et religieuse (5).

Le bidonville de Calais n’est pas non plus représentatif de l’immigration en France. En effet, les demandeurs d’asile constituent une minorité des migrants qui arrivent en France ; la majorité des étrangers vivant aujourd’hui sur le territoire national sont issus d’autres pays de l’Union Européenne ou sont arrivées pour des motifs de regroupement familial (6).

Mais en revanche, Calais est indicatif de la direction de l’évolution du champ religieux en France. Dans ce microcosme, nous pouvons observer les enjeux pratiques qui découlent de cette évolution en termes de relations interchrétiennes et interconfessionnelles. La jungle est un laboratoire du vivre ensemble.

Lors de ses maraudes dans le bidonville, Johannes remarque que la question du rattachement à une église est clairement pertinente pour de nombreuses personnes qui y habitent : « souvent, la première question que l’on me pose c’est : es-tu catholique, protestant ou orthodoxe ? Ou juste, t’es quoi ?" (7)  Dans ce contexte d’hyperdiversité, la catégorisation des individus dans les relations sociales n’est pas évidente. Il est souvent nécessaire de proclamer son identité religieuse (entre autre) à ses interlocuteurs : je suis x, je crois à y.

Cela engage un positionnement public sur sa foi, qui rappelle l’interpellation dans l’Évangile de Pierre par une servante du grand prêtre (8). C’est une démarche qui est largement inconnue dans des contextes sociaux mono-religieux/mono-culturels, tels que connaissent la majorité des Français. C’est aussi une démarche qui pousse l’individu à s’interpeller soi-même : devoir se positionner publiquement sur ses croyances implique une interrogation intérieure récurrente.

Le fait que les migrants en France se retrouvent souvent en communautés nationales pour observer le culte laisse cours à l’interprétation qu’ils cherchent à recréer un environnement spirituel qui leur est familier : « la grande difficulté pour un migrant chrétien est de trouver rapidement une église qui ressemble à celle d’où il vient » (9). Dans cette interprétation, on trouve le facteur de l’identification culturelle qui est intimement lié à l’expérience religieuse.

Mais il est aussi vrai que pour de nombreux migrants, l’arrivée en France (ou dans un autre pays) constitue un moment où le choix d’appartenance à une église ou à un courant spirituel s’explicite. Au pays d’origine, la personne pouvait fréquenter une église par habitude ou en vertu de son contexte social. Or, la décontextualisation qui s’opère lors de la transition migratoire pousse la personne à engager une réflexion plus active par rapport à ses croyances, ses valeurs, et à faire le choix de quelle communauté de culte lui correspond le mieux. Ce processus se perçoit dans un autre témoignage d’un chrétien réformé originaire du Togo et vivant dans le Nord :

« À mon arrivé, je ne savais pas à quelle église je devais aller, mais heureusement un de mes cousins ici savait mieux que moi et m’a guidé. On a commencé à fréquenter une église à Croix qui était plutôt évangélique. Ce n’était pas vraiment ce que je cherchais mais j’y suis retourné plusieurs fois. Puis, nous sommes allés à une église à Roubaix. C’était un peu plus ce que l’on cherchait. Après, on est allé à une église à Villeneuve d’Ascq […]. Ce n’était pas facile pour moi parce qu’elle était, comment dire, trop spiritualisée et je n’étais pas habitué à ça […] mais elle est vraiment dans l’Église réformée et je savais que j’avais trouvé ce qu’il me convenait le mieux. » (10)

Œcuménisme et inter-religieux

Ce cheminement spirituel issu du parcours migratoire s’opère généralement à l’intérieur de la religion d’origine ; même si la conversion existe, il est plus courant de « tester » plusieurs églises si l’on est chrétien, plusieurs mosquées si l’on est musulman, que de faire la passerelle entre les deux.

Mais il est illuminant de constater que la distinction chrétien/musulman ne constitue pas une ligne de démarcation identitaire importante parmi les habitants du bidonville de Calais. Ici, les groupes sociaux se forment principalement autour d’appartenances nationales et linguistiques. Souvent ces appartenances se calquent sur la religion, mais pas systématiquement. Johannes constate que parfois les cloisons qui existent entre les chrétiens de différentes églises sont plus difficiles à franchir que celles qui existent entre les chrétiens et les musulmans.

Ceci est particulièrement vrai pour les Érythréens et les Éthiopiens, nombreux dans le bidonville. Selon Johannes, chez les orthodoxes de ces pays, « on constate que l’œcuménisme n’est pas une chose pratiquée. L’idée de prier ensemble avec des chrétiens d’autres rites est étrange pour eux, parce que l’important c’est de rester dans sa tradition. Ils ne pensent pas que les autres traditions sont mauvaises, mais elles ne correspondent pas à la leur. » Ce point de vue est aussi exprimé par Gergish, l’un des responsables de l’église orthodoxe éthiopienne implantée dans le bidonville : « c’est important qu’on puisse prier ensemble, qu’on garde nos traditions ici » (11).

Johannes note aussi que les orthodoxes qu’il côtoie ont un « profond respect pour les musulmans ». Dans le contexte des personnes originaires d’Érythrée et d’Éthiopie, ce sentiment peut être attribué à la proximité vécue entre ces deux communautés dans les pays d’origine : l’intermariage est courtant, l’importance placée sur le rite et la solennité est partagée. Certaines pratiques dans le culte sont aussi plus proches entre les musulmans et les orthodoxes de cette région qu’entre les orthodoxes et les catholiques en France.

Taïba, une travailleuse sociale de confession musulmane qui intervient dans le bidonville dit sentir une proximité avec les chrétiens éthiopiens et érythréens. « Ils sont très pieux, comme nous. Par exemple, tu sais qu’ils prient à genoux, et ils enlèvent leurs chaussures avant de rentrer dans l’église. Ça m’a vraiment frappée ça ! " (12)

Les deux éléments, la valeur accordée à la tradition dans la pratique religieuse et la proximité avec les compatriotes musulmans, constituent deux facteurs de distinction entre les Érythréens et Éthiopiens orthodoxes et leurs compatriotes protestants, luthériens et pentecôtistes. En effet, l’expérience personnelle d’une rupture avec le passé et la « re-naissance » (rebirth) constituent un élément important dans la spiritualité pentecôtiste et évangélique (13). Dans cette perspective, la notion de tradition se traduit souvent par une interprétation péjorative du culte orthodoxe : louange d’images et de sculptures, et idolâtrie.

L’insistance sur l’expérience personnelle avec Dieu est un élément récurrent chez ces mouvements chrétiens au-delà des migrants issus de l’Afrique de l’est. Dans certains cas, l’attachement confessionnel d’une église est moins important que l’expérience spirituelle qu’on y trouve à l’intérieur. Ainsi, de nombreuses personnes étrangères en France peuvent former des attachements à une église ou un service social catholique, mais préfèrent observer le culte dans une communauté protestante où ils peuvent trouver des compatriotes et une forme liturgique plus proche de celle qu’ils ont connus dans le pays d’origine.

Dans ce cas de figure : William, un jeune congolais débouté de l’asile en France. Au cours de 2015, William avait été hébergé par le réseau jésuite JRS Welcome à Toulouse. Lorsque nous avons parlé de son identité religieuse, William dit qu’il apprécie l’accueil des catholiques et assiste parfois au culte chez la communauté africaine. Mais il affirme son appartenance protestante avec conviction. Membre d’une église « évangélique » majoritairement africaine implantée dans un quartier populaire de Toulouse, il dit : « Le plus important c’est la parole…dans mon église ils disent ce que j’ai besoin d’entendre "(14). Aussi apprécie t’il l’horizontalité de son église : « nous sommes surtout une association [entendre une communauté]. On se réunit autour de la parole. On lit beaucoup la Bible. »

Le discours de William témoigne du double enjeu au sein de l’expérience spirituelle : la réflexion individuelle et l’attachement communautaire. Son choix d’Église lui fournit  une spiritualité « qui lui parle » en tant que personne individuelle, et une « association » qui lui permet de vivre son appartenance à un corps culturel collectif.

Fidélités et Fluidités

Des parcours spirituels qu’entreprennent les migrants dans le pays d’accueil aux collaborations œcuméniques qu’engagent les chrétiens français pour répondre à la crise migratoire, deux caractéristiques définissent le nouveau champ religieux français : l’importance de la conscience individuelle et la pluralité des expressions qui s’offrent à cette conscience. Ces caractéristiques découlent des bouleversements historiques du champ religieux décrits en-haut et des transformations sociétales dans le pays que sont l’immigration, la mondialisation, et l’individualisation.

Pour autant, le travail de découplement entre l’identité française et l’identité catholique n’est pas encore pérennisé dans l’imaginaire public français. La réalité de la foi en France est beaucoup plus fluide que notre imagination rigide de ce qu’est l’identité religieuse des Français. Le travail démographique de la pluralité spirituelle en France est irréversible ; le travail sociétal de reconnaissance de cette pluralité fluide est encore à faire.

                        Alexis Artaud de La Ferrière

Article publié dans la revue Unité des Chrétiens de juillet 2016 (n°183).

(1)            IFOP, Le catholicisme en France en 2009, 2009 : http://www.ifop.fr/media/pressdocument/43-1-document_file.pdf.

(2)             Yann Raison Du Cleuziou, Qui sont les cathos aujourd’hui ? Desclée de Brouwer, 2014.

(3)             H. Langlois, (éd.), Les Lieux de Mémoire, Catholiques et Laïcs. In P. Nora. Paris, Gallimard, 1992, vol. III, 1, 140-193.

(4)             La conversion est un moindre facteur dans la croissance démographique de ces religions, avec l’exception notable du bouddhisme qui attire un nombre relativement important de Français non-originaires de pays à culture bouddhiste. Cf. Frédéric. Lenoir, Le bouddhisme en France. Fayard, 1999.

(5)              S.D. Hannah, « Clinical Care in Environments of Hyperdiversity », in M.J. DelVecchio-Good, S.S. Willen, S.D. Hannah, K. Vickery et L. Taeseng Park (dir.), Shattering Culture, New York, Russel Sage Foundation, 2011, pp. 35-69.

(6)              Ministère de l’Intérieur, Atlas national des populations immigrées, 2013 : http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Statistiques/Etudes-et-publications/Etudes/Atlas-national-des-populations-immigrees.

(7)              Entretien avec l’auteur, 10 mars 2016.

(8)               Mt 26 ; Mc 14 ; Lc 22 ; Jn 13.

(9)              Témoignage d’un homme pentecôtiste de la République Centrafricaine vivant en France. Cf. Darrell Jackson, & Alessia Passarelli, Mapping migration: mapping churches’ responses: Europe study. Churches’ Commission for Migrants in Europe; World Council of Churches, 2016, p. 115.

(10)              Id. ibid.

(11)              Entretien avec l’auteur, 12 déc. 2015. Pseudonyme employé.

(12)              Entretien avec l’auteur, 27 fév. 2016. Pseudonyme employé.

(13)              Allan Heaton Anderson, « Eritrean Pentecostals as Asylum Seekers in Britain » in Journal of Religion in Africa 43.2 (2013), p. 167-195.

(14)              Entretien avec l’auteur, 14 fév. 2016. Pseudonyme employé.

Mots clefs

Abraham accueil Action Action catholique Action institutionelle Action institutionnelle Adaptation Afrique A la une Argent Art Aumône Aumônier Bernadette Bible Bon samaritain Caritas Carême Catholique Catéchisme Charité Chiffre Christ Ciel Cité Cité-secours Cité Saint-Pierre Communauté Communication Communisme Concile Confiance Conscience Contagion Contemplation Corps mystique crèche création Diaconat Diaconie Diacre Dieu Doctrine sociale Doctrine sociale de l'Eglise Don Donateur Développement Eau Ecclésiologie Education Eglise Emigration enfance Enfant Enseignement Environnement Eschatologie Esprit-Saint Etat Etranger Etude Eucharistie Evêque Exactitude Faim Famille Foi France Fraternité Frontières geste Gratuité Guerre Habitat partagé Harmonisation Histoire Histoire Hospitalité Incarnation Incroyance intereligieux International Jean Rodhain Jeudi-Saint Jeûne Journaliste Journée mondiale des pauvres Jugement Justice Justice et charité Jérusalem Jésus-Christ Laurent Lavement des pieds Lazare Laïc libération Liturgie logement Lourdes législation Mage mages Maison Abraham Maison d'Abraham Malade Mandat Marie Marxisme Messe migrant Migrants Migration Misère Modernisation Modernité mondialisation Mort Mt 25 Multiplication Médias Noël Objection Objection de conscience Oecuménisme Offertoire paix pape Parabole Pardon Paris ICP Paroisse Partage Pastorale Paul Pauvre Pauvreté Païens Pierre Piété Politique Populorum Progressio Prison Prière prochain Progressisme progrès Prédication Prêtre pub Pâques Pèlerinage Péché Péché originel Pédagogie Pédagogie; Modernité Pénitence Quête Revenu universel Rome Rome Rédemption Réfugié Réseau Résurrection Rôle du SC Rôle du SC Rôle du Secours Catholique Sacrifice saint Saints Saint Vincent de Paul Secours Catholique Signe simplicité Société Solidarité Souffrance Spiritualité Statistique statistiques St Paul Théologie Travail Unité Université de la Solidarité et de la Diaconie Urgence Vendredi Vertu Vocation voir Vérification Vérité Évangile Évangélisation équipe

Mots clefs Jean Rodhain

Art
Don
Eau
Foi