En mission au Vatican (carnet de bord)
Jean RODHAIN, "En mission au Vatican (carnet de bord)", Semaine religieuse de Paris, octobre 1944, pp. 317-318.
En mission au Vatican
(Carnet de bord)
Alger, 6 octobre
Un avion Loockeed conduit en cinq heures du Bourget aux palmeraies de Maison Carrée. Alger s’étonne de ne plus être la capitale provisoire, ni le port fourmillant de préparatifs. Ici, il n’est question que de libertés nouvelles et d’expériences nouvelles. Les vieux colons n’en parlent qu’avec inquiétude... Mais il ne s’agit pas d’un reportage algérois. Cette escale ici n’a pour but que de chercher un moyen d’accès vers Rome.
Après avoir remonté une cascade de vingt bureaux tous compétents et tous convaincus que l’octroi d’une telle faveur nécessitera des délais considérables, on échoue devant le colonel anglais responsable du trafic aérien. Il vous promet de statuer sur votre cas pour le lendemain 7 octobre. « Si la réponse était favorable, ce qui est peu probable, une place sera possible d’ici quinze jours ou trois semaines ». Quinze jours d’attente, lorsqu’il s’agit d’aller plaider pour 600.000 déportés…
Alger, 7 octobre.
Le colonel maître des airs est absent. C’est un sergent muet qui me remet la sentence. Un billet vert, en anglais. Mais sans en savoir un traître mot, l’essentiel me brûle déjà les yeux : demain un avion rapide Douglas me conduira à Rome... Demain dimanche 8 octobre. Ainsi en la Journée Nationale de prières, au jour même où dans 40.000 paroisses de France, dans tous les camps d’Allemagne, une prière va s’élever pour nos absents. C’est ce jour-là que leur pauvre ambassadeur va enfin arriver auprès du Pape pour plaider leur cause… J’entendrai sans doute dans ma vie beaucoup de sermons sur l’efficacité de la prière, aucun ne me paraîtra jamais aussi éloquent que ce petit carton vert - en anglais - qui me tremble ce soir entre les doigts.
Rome, 9 octobre
La tempête a plaqué l’avion à Naples. Il suffit, comme dans tout le trajet, d’évoquer les déportés pour provoquer une résonance d’entraide. Un "Command-car" réquisitionné, 258 kilomètres à travers les ruines : Anzio, Nettuno, Velletri, et on arrive au Colisée, à minuit moins le quart, ce dimanche 8 octobre...
Trouver Rome avec une occupation française, être reçu à Rome chez un général français, sous-gouverneur de la ville, quelle joie solide ! Quel accueil magnifique au Palais Farnèse comme au Taverna auprès de nos représentants...
Rome, 12 octobre
Voici dans la salle du "tronetto" l’attente devant la porte blanche qui donne accès au bureau même du Saint-Père. Suis-je intimidé ? Oui, certes. Mais pas autant qu’à l’approche de l’Oflag 17 A ou devant la grille de la prison de Graudenz, en Pologne : approcher d’un camp, être le premier visiteur "libre" y pénétrant enfin, savoir que chaque parole sera reprise et monnayée pendant des semaines, et avant que la porte s’ouvre, se demander quels mots justes et exacts il faudra employer pour leur parler de la vraie France, je n’ai jamais connu de minutes plus angoissées que celles-là.
Ici, au contraire, c’est d’eux et de leurs familles que je viens parler au Père commun : il n’y a pas à hésiter. Enfin la porte s’ouvre. On me fait signer d’entrer. Je sais qu’il y a trois génuflexions à faire entre cette porte et le fauteuil du Pape... mais c’est tout l’imprévu qui commence : le Souverain Pontife sort de son bureau et debout m’interroge sur les prisonniers, sur les déportés, avec une précision et une sollicitude que toutes les familles devraient connaître. L’audience a été brève : quelques centaines de militaires alliés attendent, comme chaque jour, l’audience publique qui leur est réservée.
Rome, 16 Octobre
Neuf heures du matin : longue audience privée. Sa Sainteté évoque avec émotion l’accueil que Paris lui réserva en 1937... « Dites bien à tous, en France, comme Nous les aimons. Tout ce que vous leur direz, d’ailleurs, sera en dessous de ce que Nous pensons, tant Notre affection pour eux est grande ».
L’audience sera consacrée exclusivement aux déportés et prisonniers. Sa Sainteté veut être informée minutieusement de leur situation, et particulièrement de nos militants d’action catholique, de nos séminaristes. Mais c’est pour tous les déportés politiques français, sans aucune exception que Sa Sainteté a voulu intervenir dès le lendemain de la première audience. Elle le répète. Elle le confirme dans un texte envoyé aussitôt par Elle à son Eminence : "La lettre par laquelle vous avez confié au Père commun vos angoisses pour le sort des internés politiques français déportés en Allemagne, ne pouvait que Nous faire davantage sentir les souffrances de ces fils que leurs malheurs Nous rendent doublement chers. C’est donc de tout cœur que faisant Nôtre le désir que vous Nous aviez exprimé, Nous avons sans tarder donné ordre que, afin de leur venir en aide, toutes les démarches opportunes fussent entreprises auprès des autorités compétentes."
L’ordre de mission donné par M. Fresnay, Ministre des Prisonniers et Déportés était formel : "chargé de se rendre au Vatican, en accord avec le Gouvernement provisoire de la République pour prier Sa Sainteté Pie XII, d’accorder sa protection aux Prisonniers et Déportés politiques français se trouvant en Allemagne.
Donc, mission terminée.
Villacoublay, 18 octobre
Quelques jours à basse altitude sur le Forum et Saint-Pierre. Un soleil radieux sur la Corse, puis sur les Alpes, cinq heures trente à bord d’un Maraudeur B.26, bombardier léger de 20 tonnes, équipage français, et voici, sous la brume, Paris. Même après l’atterrissage, elle semble subsister cette brume : tandis que là-bas on rencontrait - à l’escadrille - à bord de ce croiseur amiral - quelque part dans l’armée d’Italie - tant de silhouettes vigoureuses d’hommes qui se battent, quels sont donc ces fantômes brumeux qui discutaillent sans fin ? Je le dis tout net : on en trouve un peu trop par ici. Ont-ils, oui ou non, devant les yeux, en cet hiver qui vient, l’obsédante réalité de nos trois millions d’absents ? Pour ces absents, il s’agit de travailler, et de s’unir. Il est temps.
Jean RODHAIN
ex-prisonnier, évadé
Aumônier des prisonniers