Sur le vif
Jean RODHAIN, « Sur le vif », La Croix, 27 juin 1962.
Sur le vif
« Tout s'arrange en Algérie, donc vous n'aurez plus tant de rapatriés sur les bras ». La dame, gentiment, me plaçait cette phrase avec le même sourire compatissant qu'une infirmière plaçant une douce compresse sur une plaie à vif. La dame partait en vacances. Et il y a bien une douzaine de dames partant en vacances qui m’ont placé chacune leur phrase-compresse. Cela les a soulagées, d’ailleurs. Partant vers la plage, elles s'en sont trouvées bien de dire cela, elles. Pas moi. Je reste le cœur à vif.
Sans étiquettes
A vif parce que je les vois toujours arriver, ces réfugiés. Ça continue encore. Et ce ne sont pas les mêmes qu'avant. Il y a un mois, sur presque toutes les valises, il y avait l'adresse d’un parent de Carpentras ou de Meudon. 0n irait chez le cousin qui vous logerait... pour les premiers jours.
Maintenant, « ils » arrivent avec des valises sans étiquettes. Ne connaissant personne dans ce que nous avons encore la naïveté d'appeler la « métropole » (métropole de quoi ?), ils ont tardé tant qu’ils ont pu avant de basculer vers l’inconnu.
L'inconnu, c'est ce centre de transit qui, jusqu'ici, les gardait une nuit avant le départ vers les cousins. Pour les réfugiés de cette semaine, il n'y a plus de cousins, alors, le centre ne « transite » plus. Il est plein et fixe. Cela veut dire qu'il est engorgé, qu'il refuse, et que son équipe responsable guette le coup de téléphone qui annoncera enfin une, « une » chambre.
Pas de mi-temps
Le centre de transit de Chevilly-Larue étant exactement en bout des pistes d'Orly, on y conduit directement les gens débarquant de Saïda et de Mostaganem. Les actualités filmées qui le présentent cette semaine comme une réalisation ministérielle ont été magnifiques de discrétion : avouons ici que cette propriété est offerte par les Missionnaires du Saint-Esprit, que les animateurs de ce centre sont l’A.C.G.F. et le Secours catholique et que, hier soir, 90 % des hébergés étaient des familles israélites.
A l'instant où je quitte ce centre, voici, sortant d'une Mercedes pilotée par le mari-chauffeur, une dame fort distinguée. Elle se présente : « J'ai entendu l'appel, je puis venir vous aider ce soir, jusqu'à minuit. »
« Il n'y a pas de mi-temps, ici, répond doucement, très doucement la responsable au brassard bleu-blanc. Si on vient, on travaille toute la nuit. Vous aurez, d'ailleurs, un lit de camp et une couverture. »
Un ange passa. Le oui fut dit. L'explication- avec le mari-chauffeur eut lieu sans doute le long du kilomètre suivant.
Deux lapins.
On ne se lasse pas d'admirer les arrivées de ces avions racés et réussis. Je parle des Caravelles avec leur présentation d’oiseau glissant et leur atterrissage pareil à un pas de patineur. Une merveille de technique française, vraiment un signe de grandeur. Seulement, de ces chefs-d’œuvre français, il sort pour l'instant des Français misérables avec une seule valise à la main.
Hier, il y avait sortant de cette merveille d'acier fin, une femme du bled. Elle n'avait même pas une valise. Elle avait eu juste trois minutes avant la fuite pour attraper quelque chose. Ce quelque chose, dans un panier d'osier, c’étaient deux lapins. Deux lapins. C'est tout.
… Et un chat
De la Caravelle d'Alger, l'autre nuit, vers 3 heures du matin, sort une invraisemblable vieille avec une valise, mais aussi, au bout d'une longue ficelle, un chat noir gambadant comme un caniche. Emotion des infirmières. Emotion de tout le personnel autour de la pauvre grand-mère. Emotion générale. La pauvre vieille donne l’adresse d'un hôtel à Paris. Parmi les automobilistes bénèvoles, c'est le tour d'un camionneur. Embarquement diplomatique du chat. Départ émouvant de la pauvre dame. Cela dure 3 kilomètres. Cris. Injures. « Je ne veux pas un camion. J'exige un taxi. Je peux payer. Ma valise est pleine de billets de banque. »
Le camion cherche le taxi. Et le camionneur nous raconte tout sans broncher : « Que voulez-vous, ces « demeurés », il faut bien les rapatrier aussi.
Car il y a, aussi, les pauvres des plus pauvres.
Hors des hospices que les ministères rapatrient officiellement, il y a les isolés sans personne. L'aveugle ou le paralytique étaient adoptés par leur rue. La rue est vide, vidée. Le bistrot est fermé. L'épicier est parti. Plus un Européen dans ce bled.
C'est l'heure où les charités catholiques et protestantes réunies prennent en charge ces très pauvres Français pour lesquels il n'y a plus de « substratum cial », comme disent les administrations ou les rédacteurs de déclarations perpétuelles.
Tout va s’arranger. Tant mieux. En attendant, il y a la réalité. Aucune déclaration, aucun imprimé ne vaudra le contact avec la réalité. Il ne s'agit pas d'émotion. Il s'agit de la vie. Venez passer une journée à la Casbah, venez passer cinq minutes à Port-Vendres, au débarquement des enfants empilés dans les cales des bateaux. Alors, vous comprendrez. Sur le vif.
Sans balance
A l’aéroport d'Orly, devant les terrasses des restaurants où les menus de la gastronomie touristique sont à la hauteur de l’excellente réputation nationale, la ronde nocturne des Caravelles dépose tour à tour les réfugiés de Constantine ou d'Oran. Les Caravelles repartent aussitôt à vide. Ou, plutôt, on y met parfois de grands cartons fragiles. Ces grands cartons intriguent les messieurs à caméras qui dînent au restaurant. Ils veulent savoir. Quand on leur explique que nous profitons des avions vides pour envoyer du lait aux enfants des Casbah et des médicaments dans le bled, ils restent rêveurs, les messieurs à caméras.
L'un d'eux, finement, murmure : « Ah je comprends : vous aidez tantôt les uns, tantôt les autres. Vous équilibrez de part et d'autre. Réussirez-vous à compenser les risques? »
Les risques ? Nous ne les compensons pas, nous les additionnons.
La justice a des balances. La charité n'en a pas.
Jean RODHAIN