Jeunes et doctrine sociale de l’Église : regards croisés
La doctrine sociale de l’Eglise – aussi appelée pensée sociale, discours social ou enseignement social – n’est pas un corpus de doctrine figée. Comme le dit Luc Dubrulle, c’est bien plutôt « un dynamisme de toute l’Église qui se condense dans des textes clés du magistère, lesquels entraînent à nouveau de la pensée et de l’action »[1]. La doctrine sociale cherche à exprimer la bonne nouvelle de l’Évangile au cœur des questions posées par la vie en société notamment dans les champs économique, social et politique. Elle se trouve donc en renouvellement permanent en fonction des lieux et des temps tout en restant constamment ancrée sur la personne du Christ porteur du salut pour l’humanité et toute la création[2]. Une des sources fondamentales de la doctrine sociale, aux côtés de l’Écriture, de tradition théologique et du dialogue avec les sciences et la philosophie, est bien l’expérience même des communautés de celles et ceux qui cherchent à mettre leur pas dans ceux du Christ. Dans ce cadre, nous pouvons fructueusement l’interroger sur son rapport à la thématique de la jeunesse. Que dit la doctrine sociale au sujet des jeunes ? Mais aussi en retour, qu’expriment les jeunes d’aujourd’hui qui puisse venir stimuler et enrichir la pensée sociale chrétienne ? Le passage d’une question à l’autre est fortement encouragé par la démarche et les résultats du synode tenu à Rome au mois d’octobre 2018 et portant sur « les jeunes, la foi et le discernement vocationnel ». En effet les pères synodaux comme le pape François ont insisté sur l’importance de considérer les jeunes non pas seulement, ou non pas d’abord, comme l’objet d’une sollicitude pastorale mais bien comme des protagonistes dans l’Église, à l’écoute desquels il convient de se mettre.
Ainsi, dans ces quelques réflexions sur les jeunes et la doctrine sociale de l’Eglise, je commencerai par présenter des traits qui ressortent de la mention des jeunes dans les grands documents magistériels de l’enseignement social de l’Église, puis je relirai quelques passages de l’exhortation post-synodale de François, Christus vivit[3], pour souligner à la fois les encouragements pour l’engagement social que donne le pape aux jeunes et des formes de cet engagement telles que récoltées pas le synode. Enfin je reprendrai des aspects de ce que les enquêtes menées par la Fondation Jean Rodhain et plus généralement des événements récents comme les grèves des jeunes pour le climat mettent en lumière comme interpellations des jeunes qui doivent venir nourrir la pensée sociale de l’Église.
Les jeunes dans le magistère social
Dans les grands textes de la doctrine sociale de l’Église, les jeunes sont d’abord évoqués comme une catégorie de personnes vers qui doit tout particulièrement se diriger le devoir de charité et de justice sociale car elles sont vulnérables. Quadragesimo anno (1931) manifeste un grand souci des jeunes soumis dans leur travail à des conditions qui leur font courir de graves dangers au plan moral[4]. Mit brennender Sorge (1937), l’encyclique contre le nazisme, s’inquiète de l’endoctrinement auquel est soumis la jeunesse allemande[5]. Populorum progressio (1967) porte son regard sur les jeunes migrants, étudiants ou travailleurs : « il faut, surtout pour les jeunes, multiplier les foyers et les maisons d'accueil. Cela d'abord en vue de les protéger contre la solitude, le sentiment d'abandon, la détresse, qui brisent tout ressort moral »[6]. Paul VI s’inquiète aussi du fait que « de nombreux jeunes, venus dans des pays plus avancés […] y acquièrent certes une formation de haute qualité, mais y perdent trop souvent l'estime des valeurs spirituelles qui se rencontraient souvent, comme un précieux patrimoine, dans les civilisations qui les avaient vu grandir »[7]. Jean-Paul II dans Laborem exercens (1981) et Sollicitudo rei socialis (1987) souligne le drame du chômage des jeunes[8]. Dans Centesimus annus (1991) il revient sur les effets négatifs sur la jeunesse de la période communiste en Europe de l’Est. Il souligne aussi le problème de l’exclusion sociale dont sont victimes des jeunes dans les pays dits « développés »[9]. François dans Laudato si’ (2015), évoque lui le drame de la drogue[10].
Le souci du magistère social se porte également sur la question des conflits et des ruptures entre générations. Gaudium et spes ou Centesimus annus soulignent la réalité de la contestation par les jeunes des valeurs transmises par leurs ainés[11]. Il s’agit là d’une réalité complexe sur laquelle il ne convient pas de porter un regard uniquement négatif. « Contester, il est vrai, ne signifie pas nécessairement détruire ou refuser a priori, mais cela veut dire surtout mettre à l'épreuve dans sa propre vie et, par une telle vérification existentielle, rendre ces valeurs plus vivantes, plus actuelles et plus personnelles, en distinguant dans la tradition ce qui est valable de ce qui est faux ou erroné, ou des formes vieillies qui peuvent être remplacées par d'autres plus appropriées à l'époque présente »[12]. Avec la prise de conscience des enjeux de l’écologie, Benoit XVI, dans Caritas in veritate (2009), souligne la nécessité de d’évaluer nos actes selon les conséquences qu’ils ont pour les jeunes et les générations à venir[13].
En pensant aux jeunes, l’Église insiste sur le défi de l’éducation. Tous doivent pouvoir accéder à l’éducation et c’est une profonde injustice qu’il y ait tant d’inégalités entre les pays du monde mais aussi à l’intérieur d’un même pays à ce sujet. L’éducation doit bien être une priorité dans l’action sociale qu’implique la foi chrétienne[14]. Plus spécifiquement l’enseignement social de l’Église invite à mettre l’accent dans la pastorale des jeunes sur ce que Mater et magistra (1961) appelle la formation « aux principes sociaux chrétiens »[15]. On se souvient que c’est dans cette même encyclique que le pape Jean XXIII consacrera la méthodologie du voir-juger-agir initialement développée par la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et son fondateur, l’abbé Joseph Cardijn, comme le mode privilégié pour la doctrine sociale d’aborder les questions sociales[16].
Cependant le magistère social de l’Église ne se contente pas de voir la jeunesse comme un lieu particulier où exercer le souci de la justice sociale, il voit aussi dans les jeunes un potentiel pour la transformation sociale et régulièrement les papes renouvellent leurs encouragements aux jeunes à s’engager sur ce chemin. Pie XI dans Quadragesimo anno souligne parmi les signes d’espérance, que « parmi les jeunes gens que leur talent ou leur fortune appelle à prendre bientôt une place distinguée dans les classes supérieures de la société, on en voit un grand nombre qui étudient avec un plus vif intérêt les problèmes sociaux et donnent la joyeuse espérance qu’ils se voueront tout entiers à la rénovation sociale »[17]. Gaudium et spes, loue « les jeunes en particulier, qui s’offrent spontanément à secourir d’autres hommes et d’autres peuples »[18]. Populorum progressio encourage les jeunes à répondre généreusement aux appels à aller donner un temps de leur vie pour le service et la coopération dans des « pays en voie de développement »[19]. C’est d’ailleurs le moment où en France est fondée la Délégation Catholique pour la Coopération (DCC) qui trouve dans cette encyclique comme une chartre fondatrice.
Pour ne pas s’en tenir qu’au magistère universel romain, on peut également rappeler que les évêques latino-américains lors de leur conférence continentale de Puebla en 1979 ont non seulement insisté sur « l’option préférentielle pour les pauvres » comme principe structurant pour leur pastorale mais également sur une « option préférentielle pour les jeunes ». Ils rappellent le devoir pour l’Église de « présenter aux jeunes le Christ vivant, comme unique sauveur pour que ces jeunes étant évangélisés puissent à leur tour évangéliser et contribuer par une réponse d’amour au Christ à la libération intégrale de l’homme et de la société, conduisant à une vie de communion et de participation »[20]. Selon ces évêques, « le rôle normal que joue la jeunesse dans la société est de dynamiser le corps social »[21] et la pastorale de la jeunesse doit donc « aider à former les jeunes de manière graduelle, en accord avec la doctrine sociale de l’Église, pour l’action socio-politique et la transformation des structures pour que de moins humaines elles deviennent plus humaines »[22].
Christus vivit, le pape François aux jeunes
Si la pensée sociale de l’Église se cristallise dans des grands textes magistériels à orientation sociale, elle passe aussi dans d’autres documents qui consacrent une partie de leurs développements à la thématique de ce que François appelle dans Evangelii gaudium, « la dimension sociale de l’évangélisation »[23]. En ce qui concerne les jeunes, il serait fructueux de passer en revue les différents discours et messages des papes à leur intention, notamment à l’occasion des Journées Mondiales de la Jeunesse. Plus brièvement, attachons-nous simplement à revenir sur le synode des jeunes d’octobre 2018 et à relire quelques passages de l’exhortation post-synodale Christus vivit (2019). Ce qui frappe ici c’est que l’Eglise manifeste certes sa volonté de parler aux jeunes et de trouver les moyens de leur annoncer de manière pertinente la bonne nouvelle du salut en Jésus Christ mais également, et d’abord, elle souhaite se mettre à l’heure écoute.
Dans sa lettre de janvier 2017, où il présentait le document préparatoire au synode, le pape François lançait un vibrant appel : « Chers jeunes, faites entendre votre cri, laissez-le résonner dans les communautés, et faites-le arriver aux pasteurs »[24]. Effectivement, les jeunes eux-mêmes ont joué un rôle crucial dans la préparation du synode en faisant remonter leurs expériences, leurs questions, leurs aspirations, non seulement par l’intermédiaire de leurs évêques et des consultations des conférences épiscopales comme il est habituel dans les synodes romains mais également plus directement au travers d’un questionnaire en ligne et grâce à une assemblée pré-synodale de 300 délégués quelques mois avant le synode. Au moment même du synode, des jeunes ont participé aux débats, prenant la parole dans l’Aula et prenant leur part du travail en groupes linguistiques pour l’élaboration du document final.
Ce document met un accent très fort sur la nécessité de la démarche d’écoute. Le récit des pèlerins d’Emmaüs sert de fil directeur et c’est d’abord l’attitude de Jésus, se mettant à l’écoute des deux disciples sur le chemin qui est mis en valeur. Le Synode reconnait humblement que l’Église n’est pas toujours à la hauteur :
Le Synode reconnaît cependant que la communauté ecclésiale ne sait pas toujours mettre en évidence l'attitude que le Ressuscité avait envers les disciples d'Emmaüs, quand, avant de les éclairer par la Parole, il leur demanda : « De quoi parliez-vous entre vous sur le chemin ? » (Lc 24,17). Parfois, on a tendance à fournir des réponses préemballées et des recettes toutes faites, sans laisser les questions des jeunes émerger dans leur nouveauté et sans saisir leur provocation[25].
Dans son exhortation post-synodale, François reprend cette invitation insistante à l’écoute. En effet « après avoir consulté la Parole de Dieu, nous ne pouvons pas seulement dire que les jeunes sont l’avenir du monde. Ils sont le présent, ils l’enrichissent par leur contribution »[26]. C’est pourquoi, « quand l’Église abandonne les schémas rigides et s’ouvre à l’écoute disponible des jeunes, cette empathie l’enrichit car ‘elle permet aux jeunes d’apporter quelque chose à la communauté, en l’aidant à percevoir des sensibilités nouvelles et à se poser des questions inédites’ »[27].
Lorsqu’il parle de l’engagement des jeunes, et notamment de leur engagement social, le pape reconnait que le monde d’aujourd’hui pose des défis car « face à un monde rempli de violences et d’égoïsme, les jeunes peuvent courir le risque de s’enfermer dans de petits groupes et se priver ainsi des défis de la vie en société, d’un monde vaste, stimulant et dans le besoin »[28]. Il invite donc les jeunes à « aller au-delà des groupes d’amis et de construire l’amitié sociale et le bien commun »[29]. Mais avec les pères synodaux, le pape souligne que « bien que sous une forme différente par rapport aux générations passées, l’engagement social est un trait spécifique des jeunes d’aujourd’hui. A côté de certains qui restent indifférents, il y en a beaucoup d’autres qui sont disponibles pour des initiatives de volontariat, de citoyenneté active et de solidarité sociale »[30].
Le pape encourage à la rencontre directe avec les pauvres, les exclus, les malades... Ces rencontres transforment. Les jeunes eux-mêmes reconnaissent que « souvent, dans ces activités, ils reçoivent plus qu’ils ne donnent, car on apprend et mûrit beaucoup lorsqu’on ose entrer en contact avec la souffrance des autres »[31]. Et le pape de rappeler ce sur quoi il insiste toujours à propos de l’option préférentielle pour les pauvres : « il y a chez les pauvres une sagesse cachée, et ils peuvent, avec des mots simples, nous aider à découvrir des valeurs que nous ne voyons pas »[32].
L’exhortation note aussi que les jeunes s’engagent sur des projets concrets. Ainsi ils « participent à des programmes sociaux pour construire des maisons pour ceux qui n’ont pas de toit, ou pour assainir des lieux pollués, ou pour collecter des aides pour les personnes nécessiteuses »[33]. Elle invite à ce que les actions ponctuelles puissent s’inscrire dans des temps plus long et s’articuler à un travail intellectuel interdisciplinaire pour aller au fond de la résolution des problèmes sociaux. Mais elle note aussi que « la disponibilité en faveur de l’engagement dans le domaine politique en vue du bien commun a été signalée »[34] lors du synode.
En conclusion de ce passage sur l’engagement, François renouvelle son appel lancé aux jeunes à Rio au tout début de son pontificat :
Chers jeunes, s’il vous plaît, ne regardez pas la vie « du balcon », mettez-vous en elle, Jésus n’est pas resté au balcon, il s’est immergé ; ne regardez pas la vie « du balcon », immergez-vous en elle comme l’a fait Jésus[35].
François invite les jeunes à être véritablement des protagonistes de la vie sociale et des changements nécessaires que nécessitent les défis contemporains de la justice sociale et du soin à porter à notre maison commune. Et François les considère véritablement comme des protagonistes dans la vie de l’Église et pour sa mission à la suite du Christ.
Que nous disent les jeunes ?
En quoi les jeunes viennent-ils stimuler la pensée sociale de l’Église ? Sans prétendre aucunement à l’exhaustivité, trois axes suggérés notamment par la lecture des enquêtes menées par la fondation Jean Rodhain[36], me semblent à creuser.
D’abord, nous pouvons continuer à approfondir, et peut-être renouveler, notre manière d’articuler foi et engagement social dans la doctrine sociale de l’Église. Une conclusion sans équivoque de l’enquête quantitative Opinionway de 2018 sur les jeunes[37], et que confirme une autre enquête de la même époque sur les bénévoles du Secours Catholique[38], est que l’engagement des jeunes est peu déterminé par leur appartenance religieuse. Ils s’engagent, mais si on leur demande les motivations de leur engagement, l’appartenance religieuse est très peu citée. Pour une part cela vient d’une volonté manifeste de valoriser des motivations personnelles fortes (le désir d’aider dans des situations d’urgence ou de faire évoluer la société mais aussi de s’épanouir personnellement, de donner du sens à sa vie) plutôt que des raisons extérieures comme la tradition familiale ou la religion. Cela ne veut pas forcément dire que la religion ou la spiritualité ne jouent aucun rôle car les attentes peuvent être fortes de ce côté-là mais il semble bien que la logique de l’exigence éthique – ma foi chrétienne implique un certain nombre de comportements dont l’aide du prochain et donc une forme d’engagement social – ne soit pas suffisante. Dans l’enquête du Secours Catholique sur les bénévoles, il est constaté que seulement 16% des plus de 65 ans placent l’épanouissement personnel comme motivation de leur engagement bénévole alors que 50% citent leur engagement chrétien comme motivation. Chez les jeunes c’est le contraire. Sans extrapoler indument sur ces données, elles peuvent simplement nous stimuler à penser plus profondément le lien entre foi engagement social.
Qu’il y ait une exigence éthique à la suite du Christ est indéniable : c’est bien l’enjeu du commandement de l’amour. Mais avec Etienne Grieu, on peut également souligner que l'engagement social, la solidarité, le service de la charité dans l'Eglise, ne sont pas seulement des tâches impliquées par l'Evangile ou des exigences éthiques mais une source pour la foi. Un lieu où se révèle Dieu amour. La solidarité peut être vécue comme expérience spirituelle. Ce qu’on peut appeler « la dimension diaconale » est au cœur de la vie de l'Eglise, comme le lieu de l'évangélisation des relations c'est à dire le signe que nos relations ne sont pas uniquement régies par la logique de contrat mais aussi par la logique de l'alliance fondée sur un don gratuit initial.
Comment alors, ce que nous appelons « doctrine sociale de l’Eglise », peut-elle se faire plus explicitement le témoin de cette logique de l’engagement social comme source pour la foi et lieu où l’on se laisse saisir par le mystère du salut ?
Le document produit par le pré-synode des jeunes au mois d’avril 2018, souligne que,
les jeunes veulent s’engager et prendre part aux débats sur la Justice Sociale. Nous voulons travailler à la construction d’un monde meilleur. A cet égard, la Doctrine Sociale de l’Eglise est un outil pertinent pour les jeunes catholiques qui s’interrogent sur leur vocation et leurs engagements[39].
Mais les jeunes font aussi le constat un peu plus loin que « pour certains [d’entre eux], l’Eglise a développé une culture centrée fortement sur des membres de l’Institution mais non sur la personne du Christ »[40]. C’est bien un enjeu, pour la doctrine sociale de l’Eglise et pour l’Eglise dans son engagement social, que d’être toujours mieux capable de témoigner que cet engagement et cette doctrine trouve leur source dans le Christ et qu’elles conduisent à Lui.
Un deuxième axe de ce que l’on entend venant de la part des jeunes est l’importance de la dimension à la fois concrète et relationnelle de l’engagement social. Comme l’a aussi souligné le pape dans son exhortation, du service aux autres naissent de véritables relations fraternelles qui finalement donnent tout le sens de l’engagement solidaire et deviennent une motivation fondamentale. Un point de l’enquête sur les bénévoles du Secours souligne « la place importante parmi les satisfactions exprimées du ‘regard différent par la rencontre avec des personnes vivant des situations de précarité’ (63% des moins de 25 ans) ». Et l’analyse ajoute « on peut y oser une interprétation en forme de raccourci : j’étais venu pour distribuer des repas, j’ai rencontré des frères ». L’engagement solidaire transforme d’abord les personnes qui s’y engagent ! Les expériences de colocations solidaires (Association Pour l’Amitié, Valgiros, Lazare) ou des lieux comme JRS- jeunes ou encore les Young-Caritas, ne disent pas autre chose. C’est le « vivre avec » qui est central dans ces expériences.
Cette dimension relationnelle de l’engagement social fait écho à l’invitation pressante du pape François de cultiver « la culture de la rencontre » comme antidote à la « culture du déchet » qui « affecte aussi bien les personnes exclues que les choses, vite transformées en ordures »[41]. Dans son message pour la journée mondiale des pauvres, il rappelle :
les pauvres ne sont pas des chiffres attrayants pour se vanter de nos œuvres et de nos projets. Les pauvres sont des personnes à rencontrer ; jeunes ou âgés, à inviter à la maison pour partager un repas ; hommes, femmes et enfants qui attendent une parole amicale. Les pauvres nous sauvent parce qu'ils nous permettent de rencontrer le visage de Jésus-Christ[42].
Mais cette rencontre n’a pas qu’une portée de conversion individuelle pour celui ou celle qui l’expérimente ou encore collective par la transformation communautaire qui s’opère, elle est aussi appelée à contribuer à des transformations structurelles. Dans Evangelii gaudium, François le souligne : « les convictions et pratiques de solidarité, quand elles prennent chair, ouvrent la route à d’autres transformations structurelles et les rendent possibles » mais « un changement des structures qui ne génère pas de nouvelles convictions et attitudes fera que ces mêmes structures tôt ou tard deviendront corrompues, pesantes et inefficaces »[43]. C’est toute la tradition de l’enseignement social de l’Église qui nous le rappelle : conversion personnelle et transformations des structures pour éradiquer les structures de péchés doivent aller de pair. Cette articulation est sans cesse à repenser et les nouveaux types d’engagement sociaux des jeunes, plaçant au centre la rencontre et la relation peuvent nous interpeller pour approfondir en quoi et à quelles conditions ils contribuent à la transformation des structures.
Dernier axe à relever dans l’interpellation des jeunes, sans doute le plus évident, la question écologique. Dans Laudato si’, François remarque avec justesse que, « dans les pays qui devraient réaliser les plus grands changements d’habitudes de consommation, les jeunes ont une nouvelle sensibilité écologique et un esprit généreux, et certains d’entre eux luttent admirablement pour la défense de l’environnement »[44]. Les mobilisations des jeunes pour le climat en sont une illustration récente mais beaucoup de témoignages nous disent depuis longtemps que les plus jeunes générations sont des moteurs importants dans la prise de conscience de l’urgence écologique. La figure iconique de la jeune suédoise Greta Thunberg interpellant les puissants de ce monde à la COP 24 à Katowice est dans toutes les têtes : « Certains disent que je devrais plutôt être à l'école, mais pourquoi étudier pour un futur qui n'existera peut-être pas. Quand personne n'essaye de sauver ce futur ? ». Il y a indéniablement quelque chose d’une interpellation à la manière des prophètes de l’Ancien Testament dans ces propos. Il ne faut donc sans doute pas s’étonner des fortes résistances et expressions de rejet qu’elle suscite. Mais elle stimule et mobilise des millions de jeunes de par le monde.
Incontestablement, pour les jeunes aujourd’hui, l’engagement pour la « transformation du monde » passe par le souci de « notre maison commune » selon les mots du pape François. L’enquête Opinionway le soulignait, le désir d’engagement des jeunes s’oriente très souvent vers les projets environnementaux. Mais, Laudato si’ le montre, le souci pour la création n’est pas un champ supplémentaire pour la doctrine sociale de l’Église, ce n’est pas un souci qui entre en concurrence avec d’autres inquiétudes plus anciennes pour la poursuite du bien commun et la recherche de la justice sociale. Tout est lié et Laudato si’ n’est pas une encyclique verte mais bien une mise à jour complète de la pensée sociale qui en prenant en compte le cri de la terre nous fait écouter en même temps le cri des pauvres et exige de nous engager avec résolution dans cette « conversion écologique »[45] qui est aussi une « révolution culturelle »[46] pour sortir de l’hégémonie du « paradigme techno-économique » dont « le consumérisme obsessif est le reflet subjectif »[47].
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Oui les jeunes n’ont pas simplement à être des objets d’intérêt pour la doctrine sociale de l’Église mais bien des protagonistes de son développement et de sa vitalité. Le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise (2005) rappelle que,
la doctrine sociale est de l’Église parce que l’Église est le sujet qui l’élabore, la diffuse et l’enseigne. Elle n’est pas la prérogative d’une composante du corps ecclésial, mais de la communauté tout entière : elle est l’expression de la façon dont l’Église comprend la société et se situe à l’égard de ses structures et de ses mutations. Toute la communauté ecclésiale – prêtres, religieux et laïcs – concourt à constituer la doctrine sociale, selon la diversité des devoirs, des charismes et des ministères en son sein[48].
La communauté ecclésiale qui concourt à constituer la doctrine sociale comprend les jeunes dans la richesse de leur diversité. A eux d’êtres « protagonistes » et de « ne pas rester sur le balcon » et à toute l’Église – jeunes inclus ! – de prendre résolument le chemin de l’écoute et de l’interpellation mutuelle.
[1] Luc Dubrulle, « L’enseignement social de l’Église : qu’est-ce que c’est ? », dans Conférence des Evêques de France, Service National Famille et Société, Notre bien commun, vol. 1 (Ivry sur Seine, Editions de l’Atelier, 2014), p.21.
[2] Cf. Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis (1987), 3. www.vatican.va.
[3] François, Christus vivit (2019). www.vatican.va.
[4] Pie XI, Quadragesimo anno (1931), 146. www.vatican.va.
[5] Pie XI, Mit brennender Sorge (1937), 40-44. www.vatican.va.
[6] Paul VI, Populorum progressio (1967), 67. www.vatican.va.
[7] Paul VI, Populorum progressio (1967), 68. www.vatican.va.
[8] Jean-Paul II, Laborem exercens (1981), 18 ; Sollicitudo rei socialis (1987), 18. www.vatican.va.
[9] Jean-Paul II, Centesimus annus (1991), 24, 33. www.vatican.va.
[10] François, Laudato si’ (2015), 46. www.vatican.va.
[11] Vatican II, Gaudium et spes (1965), 7 ; Jean-Paul II, Centesimus annus, 50. www.vatican.va.
[12] Centesimus annus, 50.
[13] Benoit XVI, Caritas in veritate (2009), 49. www.vatican.va.
[14] Voir par exemple : Quadragesimo anno 154, Jean XXIIII, Mater et magistra (1961), 165, 183 ; Populorum progressio 68, Laudato si 209. www.vatican.va.
[15] Mater et magistra, 233.
[16] Mater et magistra, 236.
[17] Quadragesimo anno, 151.
[18] Gaudium et spes, 88.
[19] Cf Populorum progressio, 74.
[20] CELAM, Document final de la 3e Assemblée générale de l’épiscopat latino-américain, Puebla (1979), no. 1166. Ma traduction.
[21] Ibid. no. 1170.
[22] Ibid. no. 1196.
[23] François, Evangelii gaudium (2013), chap 4, 176-258. www.vatican.va.
[24] François, Lettre aux jeunes à l’occasion de la présentaiton du document préparatoire de la XVe assemblée ordinaire du synode des évêques (13 janvier 2017). http://www.synod.va/content/synod2018/fr/le-pape-aux-jeunes/lettre-aux-jeunes.html
[25] XVème Assemblée Générale Ordinaire sur les jeunes, la foi et le discernement des vocations, Document final, 8. http://www.synod.va/content/synod2018/fr/documents/document-final-de-la-xveme-assemblee-generale-ordinaire-sur-les-.html
[26] François, Christus vivit (2019), 64. www.vatican.va.
[27] Christus vivit, 65.
[28] Christus vivit, 168.
[29] Christus vivit, 169.
[30] Christus vivit, 170.
[31] Christus vivit, 171.
[32] Christus vivit, 171.cf Evangelii gaudium 198.
[33] Christus vivit, 173.
[34] Christus vivit, 170.
[35] Christus vivit, 174.
[37] Voir Synthèse d’Opinionway sur l’engagement des jeunes. http://fondationjeanrodhain.org/jeunes-et-charite/enquetes-ressources/les-jeunes-et-lengagement-enquete-realisee-pour-la-fondation.
[38] Enquête interne bénévolat au Secours Catholique – Caritas France, nov 2018 : « Un point de décrochage est par ailleurs manifeste quant à l’enracinement chrétien de l’engagement au SC-CF : s’il est porté par 58% des plus de 75 ans et des personnes présentes depuis plus de 10 ans, cette motivation tombe à 28% chez les moins de 34 ans »
[39] Document final de la réunion presynodale des jeunes (avril 2018), no 3. http://www.synod.va/content/synod2018/fr/news/document-final-de-la-reunion-presynodale-des-jeunes--traduction-.html.
[40] Ibid. 7.
[41] Laudato si’, 22.
[42] François, Message pour la 3e journée mondiale des pauvres (2019), 9. www.vatican.va.
[43] Evangelii gaudium, 189.
[44] Laudato si’, 209.
[45] Laudato si, 217.
[46] Laudato si’, 214.
[47] Laudato si’, 203.
[48] Conseil Pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église (2005), no. 79. www.vatican.va.
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