Colloque 2018 : Texte de Fabienne Brugère
Colloque de la Fondation Jean Rodhain
26 - 28 janvier 2018
Hospitalité et identités fragilisées
La valeur de l’hospitalité
Fabienne Brugère, Université Paris8 Vincennes-Saint-Denis
I. Rendre l’hospitalité intelligible
Nous avons voulu rendre l’hospitalité à nouveau intelligible. Car nous sommes partis du constat, en enquêtant à Berlin, en Italie, à la frontière de la Grèce et de la Macédoine, en nous rendant dans la « Jungle » de Calais, à Grande Synthe, que l’hospitalité avait cessé d’être une valeur politique pour basculer à nouveau dans le domaine du privé. Et, dès lors, ce qui avait été conquis par Kant, d’arracher l’hospitalité à la compassion pour en faire un droit d’accueil inconditionné même provisoire, et qui avait irrigué les grandes déclarations de 1948 et de 1951, était en train de s’effacer. Et nous assistons bien à un changement d’époque. Non pas évidemment que nous ayons toujours accueilli. Mais malgré tout, la longue problématique de l’accueil est en train de se résorber sous l’argument de la démocratie sécurisée, voire sécuritaire. Changement d’époque pourrait-on dire : dans l’après-guerre, une dizaine de murs, aujourd’hui plus de 75 murs représentant plus de 40000 kilomètres de long si on les ajointe les uns aux autres. Changement d’époque encore : 12 millions de personnes dans des camps y vivant en moyenne 17 ans. L’emmurement et l’encampement du monde mettent en avant la pulsion de ségrégation qui se développe avec ses peurs et ses fantasmes au point qu’il semble extrêmement lointain, le temps où l’on pouvait penser que les ponts allaient l’emporter sur les murs. Nous sommes très loin des espoirs suscités par la chute du mur de Berlin en 1989 mais aussi par la fin de l’apartheid en Afrique du Sud en 1991. C’est que nous nous situons dans une contradiction mortelle entre la peur des autres, le renforcement des solitudes et le rêve de démocratie où tous sont amenés à se rencontrer et à devenir les voisins les uns des autres. La mondialisation n’est pas le cosmopolitisme. Elle est devenue malheureuse, entre les mains d’un capitalisme financiarisé qui fait des humains des rouages d’une machine qui les exploite.
C’est dans ce contexte que prend sens l’argument de la fin politique de l’hospitalité. A quoi cet effacement est-il dû? Essentiellement au renouvellement du référentiel de la nation mais d’un référentiel désormais vide, à un moment où pourtant la référence à la nation a cessé d’être évidente : mondialisation des échanges, constitution d’entités politiques internationales et supranationales, demandes d’autonomie de territoires qui ne se reconnaissent plus dans la dimension nationale devenue oppressante et répressive. La conséquence en est le réarmement par les gouvernants de toutes les distinctions les plus sommaires entre « eux » et « nous », les nationaux et les étrangers, les bons et les traîtres. Au point que faire société implique désormais de faire frontière. De telle sorte que le resserrement de la nation sur la frontière qui n’est pas seulement la frontière physique, simple ligne de délimitation mais la zone-frontière, la frontière épaisse et protéiforme pour reprendre l’analyse des géographes, vient rendre à nouveau inintelligible le geste de l’hospitalité. Notre parti-pris n’est pas de poser la question philosophique « Qu’est-ce que l’hospitalité ? » pour en déterminer un concept à l’aune duquel nous soumettrions le réel à une analyse nécessairement déceptive. Il faut comprendre l’hospitalité en situation, faire littéralement un état des lieux. Pourquoi un état des lieux ? Car l’hospitalité est d’abord affaire de lieu. Etre hospitalier, c’est créer ou restituer un lieu à partir duquel une vie pourra être secourue. Et si, dans l’histoire de la pensée, l’hospitalité a souvent été pensée comme le geste héroïque, inconditionné qui consiste à ouvrir son chez-soi à un hôte, il faut avant tout se souvenir qu’il faut bien mettre un lieu à disposition de l’hôte, que sans ce lieu créé ou recréé, il n’y a pas d’hospitalité. Précisément, faire un état des lieux de l’hospitalité, c’est comprendre qu’il manque un lieu, des lieux pour faire hospitalité. Les lieux de notre enquête sont littéralement des hors-lieux car ils sont des endroits où l’hospitalité se pratique clandestinement, où ceux qui demandent un refuge se cachent. Ils ne sont indiqués sur aucune carte, sont invisibles. Voilà des lieux qui sont littéralement au sens de Michel Foucault des « hétérotopies », des lieux séparés qui exercent pourtant une fonction centrale de gestion des indésirables et de connexion avec le monde. L’erreur serait justement d’interpréter ces hors-lieux comme des lieux absolument séparés alors qu’ils doivent être pensés, à l’instar des analyses de Michel Lussault, comme des « hyper-lieux », c’est-à-dire des lieux qui, en tant que hors-lieux, exercent une fonction sociale centrale : séparer, rendre invisible, et cela alors même que l’ancrage dans un espace aussi précaire que le camp est en même temps dépendant de toutes les connexions (virtuelles mais aussi économiques) qui le font exister.
Il existe aujourd’hui un « conflit d’hospitalités » entre l’inhospitalité de l’Etat-Nation et l’hospitalité éthique de citoyens anonymes, d’associations, de demandeurs de refuge entre eux, qui, dans la pratique de l’hospitalité qu’ils déploient, proposent non pas un autre monde mais une relégitimation de la valeur politique de l’hospitalité que le format état-national ne retient tout simplement pas.
II. La demande d’hospitalité
Faisons un état des lieux de l’hospitalité pour comprendre qu’il existe des vies qui sont tout simplement sans lieu. Le migrant n’est même pas un nomade ; il est un sujet qui est réduit à vivre en absence de lieu. Cette dimension de l’absence contribue à exacerber le sentiment d’attente comme espoir de l’abolition de l’absence Ce sujet est un demandeur de refuge plutôt qu’un migrant ou un réfugié car cette distinction entre le migrant économique et le réfugié politique apparaît déjà comme un recadrage par la gouvernementalité état-nationale du vécu de celui qui n’a plus rien au même titre que les apatrides décrits par Hannah Arendt. La violence verbale nomme réfugié quelqu’un qui précisément n’est pas réfugié mais souhaiterait le devenir, et est en situation d’attente et de demande. On confond les deux alors que peu nombreux sont ceux qui obtiennent réellement le statut de réfugié et souvent après de longues années d’attente. Être réfugié, c’est obtenir la reconnaissance légale d’une vie et pouvoir activer du même coup les autres propriétés sociales de l’existence : logement, travail, etc. Ne pas avoir ce statut, c’est être un homme sans qualités, condamné à vivre dans une attente interminable ou à basculer dans la clandestinité tels les clochards d’En attendant Godot de Beckett. Le monde fabrique aujourd’hui des humains sans qualité en masse.
Ces vies sans lieu sont aussi des vies sans communauté politique et sans droit. Comment peut-on vivre sans avoir de droits? On demande un refuge parce que l’on a tout perdu et que l’on a besoin de se reconstruire, de continuer à vivre. Comme l’écrit Hannah Arendt, l’exil ou la fuite tient dans deux sortes de pertes : d’un côté, la perte d’un chez soi et d’une histoire à soi, de l’autre la perte d’une communauté politique avec tous les droits qui lui étaient attachés. Cette situation de perte est dramatique et fait des sujets concernés des êtres humains vulnérables, qui risquent d’être oubliés, invisibilisés, sans protection aucune.
Dans toutes ces circonstances, l’hospitalité surgit toujours à partir d’une demande d’hospitalité qui est d’abord formulée au style indirect. Par style indirect, il s’agit de dire que la migration constitue en elle-même, et avant toute demande explicite, une demande implicite d’hospitalité. Ainsi l’hospitalité ne naît-elle pas d’un sujet spontanément bienveillant, produisant de son seul fait le geste hospitalier qui vient secourir un sujet vulnérable. Elle naît en réponse à une demande et comme telle apparaît comme une réaction précaire à une intrusion extérieure qui interrompt un cours ordinaire des choses. C’est pourquoi, comme l’avait si bien compris Jacques Derrida, il ne peut y avoir d’hospitalité sans une hostilité qui l’entoure comme un halo qu’elle doit vaincre. « L’hostipitalité » de Derrida trouve là sa raison d’être. L’hospitalité est une victoire précaire sur une violence toujours possible qui consiste à ajourner l’hospitalité et à percevoir autrui comme un ennemi plutôt que comme un hôte. Cependant, le raisonnement de Derrida enferme l’hospitalité dans l’inconditionnalité de la relation domestique d’hospitalité qui abolit les positions de l’accueillant et de l’accueilli et fait de l’hôte l’hôte de son hôte. Nous voulons souligner que ce modèle domestique de l’hospitalité ne rend pas justice à une compréhension politique de l’hospitalité qui est moins ouverture de son chez soi que création d’un dispositif, d’un lieu, voire d’un hôpital au sens de refuge. Les dispositifs d’accueil et les politiques publiques qui les accompagnent font l’hospitalité politique, nécessairement impersonnelle. Mais, ces dispositifs sont régulièrement ruinés et effacés. En France, la création d’un Centre d’accueil à Sangatte en 1992 est aussitôt annulée en 2002 et produit la Jungle de Calais. Plutôt que de créer des lieux durables d’accueil dans lesquels on peut prendre soin des populations vulnérabilisées sur le mode du care et pratiquer une politique de soutien des individus, nos gouvernants effacent les lieux créés et reversent toute possibilité d’hospitalité politique et publique vers la seule hospitalité éthique et privée. C’est ainsi que se créent des clivages entre gouvernants et gouvernés, une idéologisation ou au contraire une angélisation par absence de lieux. Recréer une philosophie de l’hospitalité, cela revient justement à appréhender l’hospitalité par le lieu d’accueil (le dispositif qui le rend possible, une sorte d’hôpital qui répare des vies abîmées) plutôt que par le seul geste hospitalier, nécessaire mais toujours limité. C’est seulement par des lieux de refuge que peut être pensée une durée de l’hospitalité. Aujourd’hui, nous sommes enfermés dans une biopolitique de l’urgence où il s’agit au mieux de secourir, sur le modèle d’un feu à éteindre, mais non d’accueillir. Il s’agit justement non seulement de secourir mais aussi d’accueillir les demandeurs de refuge en les accompagnant au cas par cas. Ceci n’efface pas l’hospitalité éthique mais permet de l’accompagner au nom de l’idée que nous habitons toutes et tous la même terre pour reprendre l’esprit du cosmopolitisme kantien ; nous sommes des citoyens du monde et en tant que citoyens du monde, nous pouvons reconnaître l’autre comme un semblable plutôt que comme un ennemi.
III. Secourir, accueillir, appartenir
Au demeurant, l’hospitalité est une exigence ambivalente, qui crée de la dette et de la reconnaissance entre les personnes ; elle peut aussi se retourner, en transformant l’accueilli en ennemi intrusif et l’accueillant en otage. Cette ambivalence a longtemps été encadrée dans une morale aristocratique qui plaçait celui qui était accueilli dans une situation d’assistance ou de dépendance personnelle et l’accueillant dans une position de souveraineté. Mettre en place des dispositifs d’accueil (qui durent comme lieux mais accueillent provisoirement des vie souvent épuisées, vulnérabilisées à l’extrême ou traumatisées) serait une manière de construire une politique de l'hospitalité fondée sur sa démocratisation. C’est qu’il ne suffit pas de répondre en personne à cette exigence d’hospitalité. Le risque est toujours de placer l'autre dans un rapport de dépendance ou de simple compassion. Il faut répondre à la demande d’hospitalité en termes de dispositifs, de respect des droits humains et de relations humaines capables de tenir la bonne distance.
Pour que l’hospitalité ne vire pas à la compassion et n’engendre pas des formes nouvelles d’assujettissement, il faut comprendre que la valeur de l’hospitalité est une valeur provisoire qui a vocation à s’effacer devant une valeur politique centrale qui est l’appartenance. L’hospitalité est une valeur médiane d’accueil située entre le secours et l’appartenance. Toute sa valeur vient de ce qu’elle doit prendre le dessus sur le secours mais s’effacer devant la pleine appartenance politique et civique d’une vie.
Tout d’abord secourir n’est pas accueillir. Nos démocraties contemporaines tendent aujourd’hui à ne plus connaître au mieux que le secours. Après tous nos renoncements, nos impossibilités à accueillir des demandeurs de refuge, il nous reste le secours. Le secours est notre dernière utopie. Les étrangers qui espèrent aujourd’hui trouver une situation de vie décente en Europe, en Amérique du Nord ou ailleurs demandent un refuge ou un asile, une place pour pouvoir continuer à vivre avec le rêve d’une vie meilleure ; ils appellent au secours parce qu’ils sont persécutés là où ils résident, que leur forme de vie en l’état n’est plus acceptée. Ils doivent partir, s’exiler afin de continuer à vivre, et de faire vivre leurs enfants ou leur famille. La vie et la possibilité même de la survie sont mises sur le devant de la scène humaine, crûment et radicalement. La vie doit être protégée car l’enfer des autres peut l’interrompre : elle peut être injustement atteinte, vulnérabilisée, mutilée, martyrisée. Elle mérite alors secours au nom de la valeur même de la vie et ceci de la part d’Etats qui garantissent juridiquement l’hospitalité dans de telles situations. Une vie humaine en danger ne se définit plus par l’autonomie car l’autonomie ne peut être une norme que là où la vie ne peut être ni attaquée, ni blessée ou malmenée par les violences d’autrui. La prégnance du secours se comprend bien dans des situations de guerre où les populations civiles sont menacées de mort ou d’anéantissement. Le secours met en avant un impératif humanitaire. Face à la guerre, aux massacres, le secours a une valeur que garantit son anonymat. Il intervient chaque fois qu’une vie est en danger. Sur le modèle du pompier, secourir c’est savoir se porter vers le besoin et agir en conséquence.
Pourtant, aussi vital que soit le secours, secourir n’est pas accueillir. De nombreuses démocraties occidentales ont interrompu la trajectoire qui va du secours à l’accueil. Elles ont fait ainsi refluer l’idéal cosmopolitique de l’accueil au profit de la norme biopolitique du secours de la vie menacée. Mais elles n’ont pu le faire qu’à l’intérieur des limites de la souveraineté état-nationale. Un tri nauséabond a ainsi été établi entre les vies dignes d’être secourues parce qu’elles ont pénétré dans les eaux territoriales d’une nation et les vies oubliées au milieu des mers, ne relevant d’aucune juridiction nationale.
Au 18ème siècle, le philosophe allemand Kant avait défendu un droit à l’hospitalité pour toute vie menacée de mort. Il avait établi que l’hospitalité n’est pas un avatar compassionnel mais bien une norme juridique. Tout individu, dès lors que son existence est menacée dans son pays d’accueil, a le droit de demander refuge dans un autre pays à titre provisoire et aucun Etat, du moment qu’il est une République, ne peut être légitimement en mesure de lui refuser un tel droit.
L’accueil est difficile car il suppose des conditions de mise en place de cet accueil. Dès lors, la question des critères par lesquels la vie secourue peut être également une vie accueillie demeure centrale autant que problématique. Un entonnoir tragique se met en place, véritable goulot d’étranglement que rien ne semble pouvoir totalement légitimer mais vers lequel tout reconduit. Car la question de l’hospitalité se pose toujours à deux niveaux : au niveau individuel du droit à être secouru qui pose un devoir national de secours ; au niveau collectif de l’accueil qui suppose de mettre en place des lieux de séjour. Il existe donc bien deux sources de l’hospitalité qui laissent clairement entrevoir le dilemme proprement politique de la trajectoire allant du secours vers l’accueil.
Pourquoi l’accueil est-il devenu impossible à penser et à envisager en ce début de XXIème siècle alors même que les peuples rêvent de démocratie ? La vague d’attentats, depuis ceux du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001, a inauguré un récit sécuritaire qui transforme les demandeurs de refuge du monde entier en ennemis potentiels d’une nation. Ce récit, s’il tient lieu désormais de seul mode de gouvernement, rendra le monde fou. L’humanité aujourd’hui ne peut pas faire l’économie de politiques d’hospitalité. Sinon, nous ne resterons pas humains, tout simplement.
Fabienne Brugère
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