Jean RODHAIN, « Pâques, cette lueur », Messages du Secours Catholique, n° 118, avril 1962, p. 3.

Pâques cette lueur

L’arbitre de tout affichage, à la porte de mon église, c'est Sidoine, le sacristain. J'ai essayé, au début, d'imposer mon choix... Peine perdue... Une affiche souhaitée par moi était posée, certes, mais si elle ne plaisait point au sacristain, elle était reléguée dans le noir du tambour de la petite porte. J'ai donc depuis longtemps abdiqué. Et, dans le paquet des tracts et affiches dont les centrales nationales nous abreuvent, nous, pauvres curés, c'est Sidoine seul qui décide du partage entre le premier pilier bien éclairé, ou bien le feu du calorifère.

Les récentes affiches « Faim dans je monde » ont eu toutes la faveur d’un premier plan. Intrigué, j'ai voulu vérifier comment les préférences de Sidoine se traduisaient dans son foyer..

«  - Sidoine, qu'ayez-vous fait pour initier vos propres enfants à la campagne « Faim dans le monde ? »

• Je les ai giflés.
• Tous les trois ?

- Oui, tous les trois. Les deux petites se privaient à qui mieux mieux pour je ne sais quelle micro. L'une supprimait son sucre, du café au lait, l'autre stockait son chocolat. Quant à mon grand, il remplaçait l'autobus par la marche à pied. Et, chaque soir, on comptait et on comparait. Cela criait plus fort que la chorale des filles. Un vrai poison. Alors, à quoi bon aider l'Afrique, si on empoisonne la maison ? J'ai donc giflé tout le monde, et j'ai expliqué que la générosité commence à la maison : on appelle cela « révision de vie » dans le jargon des militants, n'est-ce pas ? Depuis, les privations continuent, mais le bilan est devenu plus discret. Je suis pour les gifles éducatives, moi. »

Tandis que Sidoine préparait le grand catafalque, je décidai prudemment de ne le point contredire sur le caractère éducatif des gifles. Mais je méditai devant ces conséquences imprévisibles des  micro-réalisations jusque sur le caractère de deux gamines et d'un garçon, en ce Carême finissant.

Cette déléguée du Secours Catholique préparait un pèlerinage de vieillards à Lourdes. Le travail consiste à repérer des vieillards isolés, sans ressources, et à leur procurer une fois dans leur vie, grâce à la Cité-Secours, un séjour à la Grotte.

Cette déléguée est brusquement immobilisée à l'hôpital par un accident d'auto. Comme elle est sympathique, elle trouve facilement une dizaine de bonnes volontés qui prennent la relève et font les enquêtes. Mais stupeur : en cherchant, un de ces responsables improvisés découvre 30 vieillards totalement abandonnés dans sa propre paroisse. qui est cependant considérée comme un « type achevé » de paroisse à la page...

Pour cet homme, un rideau se lève : il lisait chaque jour, dans le journal local, le bilan du rugby et les guignoleries de Monaco, mais il n’avait jamais lu, à travers les vitres de la maison d'en face, l’histoire de cette vieille grand-mère si abandonnée que, depuis la guerre, elle n'avait même pas pu s'acheter un journal.

Pour lui, dès lors, un décor s’écroule. Il découvre que, depuis des années, il côtoyait sans le voir, un « prochain » insoupçonné.

Alors dites-vous, il va donner cent francs ? -Non, il n'a rien versé. Mais il m’a avoué autre chose. « Depuis cette découverte, voyez-vous, je vois les gens « autrement ». Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice. Bienheureux les pauvres. Ces béatitudes me semblaient des banderoles avec franges dorées dans le ciel, et une douce musique autour. C’est fini : je les vois en chair et en os, dans la grande rue, ces bienheureux là. Je les reconnais, qui me jugent déjà malgré leur cravate mal nouée et leurs manières agaçantes. Ils sont présents autour de moi. Ils me parlent et tout le tapage de la radio et de la télévision n'étouffe plus leur voix. Les Grands Mensonges Officiels et les petits mensonges officieux passent à l'arrière plan. Et, pour la première fois de ma vie, il me semble qu’au matin de Pâques, je regarderai vers Lui autrement, car la grosse pierre du tombeau, en roulant, a fait tomber les décors de carton. »

Une famille où les enfants se contraignent pour des enfants noirs qu'ils n'ont jamais vus. Un homme qui se met à regarder « autrement » ses voisins et à préférer l'Évangile aux Déclarations et aux Proclamations. Vous vouliez que j'explique comment le Carême produit, à Pâques une certaine joie qui ne figure ni dans le guide des restaurants, ni dans la page des spectacles ? Je n'explique rien. Je constate. Et je découvre que Pâques n'est pas sur le calendrier une feuille d'éphéméride que chaque année l’on détache. Pâques n'est pas éphémère. Ce n’est pas une date qui s'envole vers le passé comme un feuillage caduc. Pâques, c'est demain un rendez-vous avec Celui qui est toujours présent, exact en avance, Lui, sur nos horaires.

Mgr Jean RODHAIN.