Carnet de route
Jean RODHAIN, « Carnet de route », Messages du Secours Catholique, n° 181, janvier 1968, p. 1; 9.[1]
Carnet de route
20 Décembre : « ln exitu Israël de Egypto »
L'aéroport du Caire est désert. Il n’y a plus de touristes. Et dès le premier magasin on découvre le rationnement imposé à toute la population : 1 kg de riz par mois, 1/4 de litre d'huile, 25 gr de thé, et trois jours par semaine sans viande.
Aux réfugiés arrivés du Sinaï en juin se sont ajoutés en novembre les sinistrés de Suez et Ismaïlia. Chiffre « officiel » : 400.000 personnes. Sur la route d'El Alamein, à 120 km du Caire, visite d'un camp. En réalité, grâce aux travaux d'irrigation, ce sont de magnifiques plantations gagnées sur le désert. Dans les logements prévus pour les agriculteurs on a entassé des sinistrés. Les enfants sont visiblement sous-alimentés. Et l'éviction des agriculteurs marque un recul dans la conquête du désert. Ici, comme partout au Moyen-Orient, la guerre a fait reculer de vingt ans l'essor du développement.
23 Décembre : « De captivitate Babylonis »
Dans la nuit sans étoile l’avion suit la route des Rois Mages. Ce miroir au reflet d'acier noir, c'est la Mer Morte. Et on atterrit dans ce qui reste de la Jordanie. Ce secteur encore libre ne compte plus que un million d'habitants qui ont dû accueillir depuis six mois 225.000 nouveaux réfugiés, soit 22% de surplus.
Imaginons que la France doive accueillir brusquement un chiffre de réfugiés égal à 22% de sa population : cela ferait 11 millions de rapatriés à installer chez nous...
A l'exemple de son roi, qui me reçoit aussitôt, ce peuple est courageux. Pas une plainte. Et quand on propose des maisons préfabriquées, ces réfugiés refusent. Ils ne veulent pas s’installer. Pour l’instant ils préfèrent le provisoire de la tente. Ils n’ont qu’un désir : pouvoir retourner chez eux. L’officier jordanien qui m’accompagne vient d’avoir un enfant la veille de Noël. Je lui demande quel nom il portera. Et avec un regard inoubliable, Il me répond : « Nous l’avons appelé « Retour ».
25 Décembre : Les pleurs de Rachel
J'ai choisi de passer Noël ici, parmi les tentes des réfugiés au bord du Jourdain. On aperçoit, de l'autre côté du fleuve, Jéricho et les coûteuses installations implantées depuis vingt ans pour les réfugiés. Elles sont presque vides. Et ici, en cet hiver, cette foule grelotte sous les tentes. La moitié de ces tentes proviennent de l'armée et sont imperméables. L’autre moitié est composée de tentes de camping destinées à un congé payé sur la Côte d’Azur. Elles ne protègent ni de la pluie, ni du froid. Et il y a 14.500 habitants dans ce camp de Ghor-Nimrin. En me présentant les petits enfants, le responsable du dispensaire m’explique que tous ont un retard d’un an dans la croissance. En raison de la sous-alimentation. Et c’est Noël aujourd'hui. Et en face de moi se dressent ces montagnes de Rama, où la voix de Rachel, depuis toujours, pleure interminablement le massacre des Innocents.
26 Décembre : Le pont du Jourdain
La dernière image de Jordanie que j’emporte est celle de l’hôpital militaire où je viens de visiter les soldats brûlés au napalm. Et maintenant, départ vers « l’autre côté ». Sur le Jourdain, à l’endroit exact où les télévisions du monde entier nous ont montré il y a quatre ans Paul VI prononçant des paroles de paix, le pont est rompu. Un pont provisoire est coupé par le strict contrôle des réfugiés qui avec de pauvres hardes passent vers l'Est.
Grâce à de multiples bienveillances, je franchis tous les barrages : c'est une vieille habitude. Et après la remontée de la route de Jéricho, j’arrive à la « Maison d'Abraham », en Jérusalem. C’est une ruche où, depuis dix jours, des groupes de jeunes de toutes confessions confectionnent 5.000 colis pour le Noël des prisonniers égyptiens. C’est une ruche qui a essaimé en Vieille Ville pour servir chaque jour 800 repas aux enfants du quartier arabe. Elle vient d’ajouter un dispensaire dans le village de Siloë. Scolioses, dermatoses, déformations nombreuses chez les enfants. Et le médecin me donne l'explication : les mères sont sous-alimentées. Et ceci à deux pas de la fontaine de Siloë, où fut guéri l’aveugle-né. Douces images de l’Évangile, pourquoi les hommes ne savent-ils donc pas vous maintenir ?
1er Janvier : Le stalag de Césarée
Au bord de la Méditerranée, à deux pas de la Césarée de saint Pierre et de saint Paul, voici le camp d’Atlitt. Un Stalag où sont entassés treize généraux égyptiens avec 4.500 officiers et soldats. Est-ce le contraste entre cette mer toute bleue et ces barbelés plantés dans ce sol boueux ? Mais ce camp me parait plus lugubre que le pire Stalag de Poméranie. Avec le délégué de la Croix-Rouge et le général égyptien, doyen du camp, visite classique de l'infirmerie, des cuisines, des blocs. Ainsi je passe dans un camp de prisonniers de guerre cette première journée de l'année que le Pape veut consacrer à la Paix...
2 Janvier : Le Saint-Sépulcre
Quoi qu’en disent certaines propagandes, les Lieux-Saints sont respectés et la garde est discrète.
C'est le soir qu'il faut venir au Saint-Sépulcre. Les touristes bavards sont repartis et il ne reste plus que des moines muets, glissant comme des fantômes pour venir ranimer les lampes à huile.
Tantôt pour les réfugiés, et tantôt pour installer la « Maison d'Abraham », je suis déjà venu souvent à Jérusalem. Pourquoi ce soir ai-je l’impression de faire pour la première fois de ma vie un acte de Foi ? Pourquoi, appuyé sur un pilier du Sépulcre ai-je, ce soir, le cœur à vif comme devait l’être, je suppose, le cœur d'un disciple alors que tout chavirait devant lui le Samedi-Saint, devant ce tombeau et devant ces souvenirs du Vendredi ?
Je ne cherche pas, pour l’instant, à présenter la liste des coupables qui ont plongé ces peuples dans la misère. Mais d’avoir partagé pendant quinze jours cette misère, d’avoir pesé ces enfants sans poids, d’avoir regardé ces blessés sans figure, d’avoir interrogé ces familles sans foyer, cela vous réveille plus qu’un fer rouge sur la main. C'est une paille de fer qui vous brosse le cœur.
C’est une toile d’émeri qui vous met l’âme à vif. Le décor de toutes les publicités n’est plus. Le ronronnement des discutailleries parisiennes est coupé. Jérusalem est là avec son visage du Vendredi saint et sa pauvre foule déchirée. On en reste saisi. On en reste glacé. S’ils sont venus au Sépulcre le soir du Vendredi, Pierre et Jacques et Jean ont dû avoir froid comme cela.
Jérusalem : Mystère de la lamentation de tes murs...
6 Janvier : La dernière image
Le photographe m’apportant une photo prise au camp m’interroge : « On croirait que vous êtes à genoux ? » Et c'est vrai. Dans ce camp, le jour de Noël, on me conduit visiter une femme qui vient de mettre au monde son enfant, sous une tente, dans cette nuit de Noël. J’interroge ces musulmans pour savoir le nom de l'enfant. Ils me répondent : « Puisqu'il est né cette nuit, nous l'avons appelé « Aïssa », c’est-à-dire Jésus. Alors, c’est vrai, je suis tombé à genoux. Et le photographe était là. Et dans ce Noël noir, cette image reste ma joie. Et je vous l’offre à tous pour que cet « Aïssa » soit votre joie.
Jean RODHAIN.
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, « Charité à l'heure de l'ordinateur », Messages du Secours Catholique, n° 178, octobre 1967, p. 107-112.