Les enfants de Damour
"Les enfants de Damour", MSC, n°275, juillet-août 1976, p.3.
Les enfants de Damour
Damour, j’avais à peine retenu le nom de ce village libanais cité un jour dans le bilan d’une triste guerre civile, mais depuis hier ce nom me brûle comme un fer rouge. Parce que le curé de Damour vient de passer une heure dans mon bureau. Et que c’est un témoin qui parle de ce qu’il a vécu.
Le Père Mansour Labaki n’a rien d’un agitateur émotif. C’est un solide paysan, calme et précis. Sa paroisse de Damour, il la connaît famille par famille comme un pasteur connaît son troupeau.
C’est une grosse bourgade sur la route de Tyr, à 15 km au sud de Beyrouth. Une paroisse de paysans cultivant paisiblement leurs légumes et leurs olives. Et, de cette paroisse, il ne reste plus rien. Car le curé de Damour ouvre devant moi sa petite valise remplie de photographies et de documents, et il raconte...
Il peut arriver qu’un village soit victime d’un tir d’artillerie mal réglé, ou bien se trouve par hasard sur la ligne de feu entre deux armées combattantes, ce n’est pas le cas de Damour : aucun quartier n’a été bombardé : chaque maison a été incendiée à la main, une par une. Et avant l’incendie tout a été pillé, le mobilier et les provisions. Les familles n’ont pas été atteintes par des tirs d’artillerie : elles ont été abattues sur le seuil de chaque maison : total, plus de 600 morts. Les survivants sont dispersés, réfugiés dans la montagne. Damour est vide. Il ne reste plus que des murs calcinés.
Le récit du curé a été long et minuté avec précision. Quand il a terminé, il me laisse un dossier : Il y a des photographies et quelques pages en guise de conclusion. Je regarde ces photographies prises au soir de ce massacre : elles sont impubliables. Et je n’ose pas lire les pages consacrées à cet Oradour...
Et puis, le lendemain matin, je me décide tout de même à cette lecture.
Je m’attendais à un monument d’amertume. Je me suis trompé.
Il y a le récit des survivants enfermés dans l’église. Ils ont prié toute la nuit et chanté des cantiques. Il y a une longue lettre qui traduit les intentions des enfants de Damour : ils parlent du pardon. Ils tendent la main aux incendiaires pour reconstruire leur village. Ils proposent d’abandonner volontairement ce qui leur a été enlevé, dans un esprit de partage.
Dans tout le dossier il n’y a pas une seule phrase de vengeance ou de haine. Il n’est question que de paix et de pardon.
C’est très différent de ce que je lis chaque jour sur cette guerre civile du Liban.
Je ne connaissais pas Damour. J’ai appris tout d’un coup que de ce village, il ne restait rien. J’ai découvert ensuite qu’au milieu de ce Liban déchiré il y avait aussi des oasis de bonne volonté.
On nous donne tous les jours le chiffre des morts et le total des blessés. Qui donc saura nous présenter aussi ces pacifiques dont les survivants de Damour sont le symbole ?
Jean RODHAIN