"L'hospitalité, forme d'engagement social" par le Père Etienne Grieu
Intervention du Père Grieu, sj, président du Centre Sèvres, dans le cadre d'une session de rentrée du Centre Sèvres en 2016, publiée dans un MédiaSèvres intitulé N'oubliez pas l'hospitalité.
L'hospitalité, forme d'engagement social
On assiste depuis quelques années à l'éclosion de formes nouvelles d'engagement social : des personnes accueillent chez elles, ou vivent sous le même toit que d'autres, en difficulté. C'est surtout dans la mouvance chrétienne que ces formes d'engagement sont nées ou se développent (je dis cela non pour faire un cocorico chrétien, mais c'est une manière de reconnaître quelque chose qui nous est donné ; on peut y voir le signe qu'il y a toujours, dans et autour de l’Église, une étonnante capacité d'initiative).
On a vu ainsi naître en 2006 l'Association pour l'Amitié (colocations entre personnes autrefois à la rue et personnes bien insérées ; 16 colocations à Paris et aux alentours, 150 personnes), la même année, Simon de Cyrène (qui rassemble des personnes handicapées suite à un accident, et d'autres, sans ce genre de handicap : 90 personnes, en plusieurs lieux) ; à partir de 2008, l'opération Hiver Solidaire dans le diocèse de Paris (qui s'est répandue ensuite ailleurs)1 en 2009, le projet Welcome (des personnes accueillent chez elles des demandeurs d'asile ; né à l'initiative de JRS ; il concerne aujourd'hui 30 villes en France), Valgiros (2010, 1 lieu d'accueil d'une capacité de 32 personnes), Lazare (un peu comme l'APA, mais en province ; né en 2011 ; 7 maisons dans 7 villes différentes), Marthe et Marie (rassemble des femmes enceintes en difficulté, et d'autres jeunes femmes ; 2011 ; 3 appartements de 8 chambres à Paris, Lyon et Nantes).
A cela on pourrait ajouter des formes de convivances liées à la différence de générations (Ensemble 2 générations, créé en 2006)2, etc. Ce qui est étonnant c'est que tout cela naît en l'espace de quelques années, comme s'il y avait là une forme nouvelle d'agir qui s'affirmait. Il est probable que cela correspond à des évolutions profondes de nos manières de voir, qui parfois cristallisent en des moments relativement resserrés (on pourrait faire le parallèle avec l'éclosion des communautés charismatiques en France, au début des années 70). Ici, je précise aussitôt qu'il y avait cependant des antécédents à cette forme nouvelle : j'en cite trois : l'accueil dans des familles, pour un temps de vacances, d'enfants touchés par la pauvreté (organisé par le Secours Catholique) ; A bras ouverts (organisation de vacances avec des enfants handicapés ; existe depuis plus de 25 ans) ; et puis bien sûr, L'Arche de Jean Vanier (née en 1964). Certains lieux dont j'ai parlé se réfèrent d'ailleurs tout à fait explicitement à cette dernière expérience.
Les sociologues (voir Jacques Ion3) nous diront probablement qu'il s'agit là d'une figure nouvelle d'engagement social, assez différente de celles auxquelles nous étions habitués (par exemple celle des années 60-70) : l'hospitalité militante – appelons-la ainsi – serait moins marquée par des grands idéaux de transformation des règles du jeu, plus pragmatique, très impliquante (car on partage sa vie avec d'autres), très attentive à l'expérience que l'engagement rend possible, notamment l'expérience relationnelle. Pour le dire de manière sans doute caricaturale, on se refuse à une vision de l'engagement qui séparerait trop la réalité extérieure à transformer d'une expérience personnelle qui, elle aussi doit être transformée par ce qui est visé. Le monde et le sujet ne peuvent qu'être tous deux travaillés ensemble – même si c'est sous des modalités très différentes – par les changements espérés. Je ne fais ici que mentionner au passage ce trait qui à lui seul, mériterait qu'on s'y arrête longuement.
Ce que je vous propose, c'est de regarder le phénomène de l'hospitalité à partir de cet angle de vue. Qu'apprenons-nous à son sujet, lorsqu'on écoute des personnes qui font cette expérience là ? En quoi consiste au juste cette forme d'hospitalité ? Quels fruits peut-on en attendre ? Comment ça marche (quelles sont les conditions pour que cela fonctionne bien) ? Quel effet social et politique cela peut-il avoir ? Et enfin, qu'est-ce que ça nous permettrait d'apprendre du phénomène toujours délicat de la vie ensemble ? Voilà les questions que je vous propose de suivre durant cet exposé. Pour réfléchir à tout cela, je suis allé interviewer des personnes4 (six en tout, cinq bénévoles et d'une personne accueillie5), qui sont passées par un de ces lieux (j'ai privilégié l'APA et Valgiros, deux expériences voisines, un peu complémentaires dans leur esprit, et qui me semblent très représentatives de cette « hospitalité militante » que je viens de présenter). Et je m'appuierai sur leurs propos.
Par rapport aux autres contributions sur la question de l'hospitalité qu'on trouvera dans ce recueil, je mentionne ici trois spécificités :
- L’accueil ici, ne concerne pas d'abord des étrangers, mais des personnes qui ont été à la rue
- IL s'agit d'une hospitalité – réciproque, je crois – qui se vit dans la durée. C'est tout autre chose, il me semble, que l'accueil d'un hôte pour quelques heures ou quelques jours.
- Enfin, j'ai choisi de travailler d'abord à partir de ce que des personnes ont raconté de leur expérience.
Pour terminer, un mot sur la perspective qui est ici la mienne : il me semble que de telles initiatives esquissent une contribution possible aujourd'hui, de la part d'acteurs marqués par la tradition chrétienne, aux défis du vivre ensemble et de l'agir ensemble. Or ces deux questions suscitent aujourd'hui chez nous beaucoup de désarroi. L'impression domine souvent ici en France (et aussi en Europe) que les liens sociaux se fragilisent, que nous sommes plus exposés à la précarité, moins protégés contre la violence6. Cela, à tort ou à raison : ce sont des points très difficiles à mesurer et la part de l'imaginaire dans ces domaines est grande. Quoi qu'il en soit, une augmentation du sentiment d'insécurité est perceptible, qui s'accompagne d'une perte de confiance vis-à-vis des autorités et des formes élaborées pour vivre les diversités et les conflits dans une certaine concorde (ce en quoi consiste, il me semble, le projet démocrate). En corollaire, on assiste à une montée des discours ou postures extrémistes (en politique comme dans le domaine religieux) ou cyniques voire nihilistes (si Trump s'est montré capable de séduire autant, c'est que ces fibres en nous sont prêtes à vibrer). Dans ce contexte, de quoi l’Église peut-elle – doit-elle – être le signe7 ?
Mon hypothèse est que ces « militances hospitalières » indiquent une manière possible de prendre position dans l'espace public sur un mode qui est à la fois provocateur, invitant et modeste. Une façon donc, de s'adresser à nos contemporains qui soit parlante sans être donneuse de leçon ; cela me semble particulièrement intéressant et prometteur.
Après avoir brièvement décrit les deux initiatives sur lesquelles je vais plus focaliser l'attention, je vous proposerai d'essayer de comprendre le type d'expérience que cela représente pour ceux qui la vivent, en commentant des extraits d'interviews. Je pense que cela devrait nous donner quelques éléments pour poursuivre la réflexion sur l'hospitalité (c'est ce que je proposerai dans un 2e temps). Enfin (3e temps), on reviendra sur la question que je viens de signaler :
Comment cela peut-il faire signe dans la société française ?
(...)
Retrouvez la suite de ce texte en pdf en pièce-jointe ci-dessous.
*****
1/ Née en 2008 dans le diocèse de Paris – en 2016, 24 paroisses – puis répandu plus largement : actuellement 125 paroisses (vérifier) y participent en France. « Hiver Solidaire c’est l’accueil de personnes de la rue pendant l’hiver, “comme en famille” (groupes de 3 à 5), pour construire une relation dans la durée. Les fruits : Si l’accueil fraternel est une étape possible sur un chemin de socialisation, les uns et les autres apprennent surtout à transformer leur regard, et à créer, dans le quartier, un véritable maillage d’amitié. » (extrait du site du diocèse de Paris)
2/ Autre exemple : l'ancien Carmel de Condom (Gers) : c'est un Epad qui en même temps accueille des personnes auparavant à la rue ; et cette structure originale reçoit des pèlerins qui font la route de St Jacques de Compostel. Fondation : 2010.
3/ Jacques Ion, La fin des militants ? Paris, L'Atelier, 1997, ainsi que S'engager dans une société d'individus, Paris, Armand Colin, coll. « Individu et société », 2012.
4/ On ne doit pas attribuer à cette exploration plus de valeur que celle d'une « pré-enquête », c'est-à-dire une série de sondages qui visent à élaborer des hypothèses. Il faudrait beaucoup plus travailler pour avancer des propos plus fermes.
5/ Plus une septième qui a réagi à une première version de ce texte : ancien bénévole à Valgiros, Pierre Depardieu a le projet d'un travail de recherche sur ces hospitalités militantes (je ne sais s'il endosserait cette terminologie). Merci beaucoup à lui pour son aide.
J'ai modifié les noms des personnes interrogées, sauf dans le cas où elles m'ont demandé de ne pas le faire.
6/ Voir par exemple à ce sujet la réflexion de Zigmunt Bauman dans Le présent liquide, peurs sociales et obsession sécuritaire, Le Seuil, Paris, 2007.
7/ C'est aussi la réflexion du conseil permanent de la conférence des évêques de France : Dans un monde qui change,retrouver le sens du politique, Bayard, Cerf, Mame, Paris, 2016.
© Crédit Photo : Fondation Jean Rodhain
titre documents joints